Une instruction gouvernementale exclut de la protection temporaire les réfugiés étrangers non ukrainiens qui peuvent rentrer dans leur pays d’origine, dont de nombreux étudiants originaires du Maghreb et d’Afrique de l’Ouest.
Article par Coumba Kane et Julia Pascual publié sur le site lemonde.fr, le 15 03 2022
Au centre d’accueil des réfugiés d’Ukraine à Paris, une poignée d’Africains s’est retranchée dans un coin de la salle d’attente. Dimanche 13 mars, après s’être enregistrés auprès des bénévoles de l’association France terre d’asile (FTDA), qui gère le lieu situé dans le 18e arrondissement de la capitale, ils déjeunent silencieusement avant d’être conduits en car dans un hôtel francilien. Comme leurs compagnons d’infortune ukrainiens, ces étudiants, congolais, ivoiriens et nigérians, sont épuisés et tourmentés. « Je m’en souviendrai de cet anniversaire ! », lance, sarcastique, Hans (les personnes citées par leur prénom ne souhaitent pas donner leur nom), les bras croisés. L’étudiant originaire du Congo a fêté ses 27 ans, samedi 12 mars, dans un bus entre l’Allemagne et la France.
Il a fui Dnipro (centre de l’Ukraine) au lendemain de l’invasion russe. « C’était terrifiant d’être réveillé par des bombardements et de devoir quitter ce qu’on a bâti, confie-t-il. Mais au moins, on est en vie. » Malgré sa bonhomie apparente, Hans cache mal son angoisse pour l’avenir. Le jeune homme était si près du but. Dans trois mois, il aurait dû décrocher son diplôme de médecine et envisageait une spécialisation en chirurgie orthopédique. « Mes parents se sont saignés pour moi. Ils ont déboursé 22 000 dollars [environ 20 000 euros] pour mes six années d’étude. Je préfère repartir sous les bombes en Ukraine que rentrer au Congo », lance-t-il, amer. Et ajoute : « Les étudiants africains qui ont survécu à la guerre ne pourront peut-être pas survivre à un retour au pays. Cet échec peut tuer. » Hans, qui parle six langues, espère pouvoir terminer ses études en France. Sa petite amie, Rachel, 24 ans, congolaise également, voit elle aussi son avenir professionnel s’assombrir alors qu’elle terminait des études en management. « La chance nous a échappé », souffle-t-elle.
« Tout s’écroule »
Emmitouflé dans une parka noire, l’air prostré, Rafal, 33 ans, ressasse ses pensées. Etudiant en troisième année de finance à Odessa, dans le sud de l’Ukraine, il a voulu rester jusqu’au bout dans le pays, malgré les bombardements, « pour ne pas perdre ce qu’il avait construit » durant ces trois dernières années. « Cette guerre arrive alors que je commençais à réaliser les aspirations de ma famille. J’avais un travail en perspective. Tout s’écroule. Je ne peux m’imaginer rentrer comme ça et devenir une charge pour les miens », confie-t-il. Le jeune homme évoque nerveusement les deux guerres civiles qu’il a connues dans son pays d’origine, la Côte d’Ivoire, en 2002 puis en 2010, qui l’ont retardé dans sa scolarité. « Là je risque de tout recommencer. Je veux simplement continuer mes études. »
Un souhait qui semble difficile à réaliser pour le moment. L’Union européenne a décidé d’accorder une protection internationale immédiate aux personnes fuyant la guerre en Ukraine, pour leur permettre de séjourner en Europe, d’y travailler, de bénéficier d’une protection sociale et d’une allocation de subsistance. Un cadre très favorable, qui les dispense en outre de faire une demande d’asile. Il s’applique aux Ukrainiens, aux conjoints étrangers d’Ukrainiens ainsi qu’aux réfugiés qui résidaient dans le pays avant le 24 février.
En revanche, une instruction du gouvernement du 10 mars précise que sont exclus de la protection « les ressortissants de pays tiers qui sont en mesure de regagner leur pays d’origine dans des conditions sûres et durables ». Cette dernière disposition risque d’exclure nombre d’étudiants étrangers, dont beaucoup proviennent du Maghreb et d’Afrique de l’Ouest.
« Sur 3 000 arrivées, nous avons accueilli plusieurs centaines d’étudiants étrangers qui ont choisi la France parce qu’ils parlent la langue, explique Delphine Rouilleault, directrice générale de FTDA. Ils ont fui la guerre et pourtant ils risquent d’être exclus de la protection temporaire car ils n’entrent pas dans les conditions requises. » « On a des inquiétudes, abonde Gérard Sadik, responsable de l’asile à l’association de défense des réfugiés la Cimade. La notion de “conditions sûres et durables” n’est pas claire. »
Des étrangers non ukrainiens « Non admis » à la frontière franco-italienne
L’instruction gouvernementale précise que les préfectures examineront les situations individuelles au cours d’un entretien. Sollicités par Le Monde, plusieurs préfets donnaient toutefois des interprétations différentes du texte. « Nous sommes en train de créer une procédure et de bâtir nos éléments de doctrine, explique-t-on à la Direction générale des étrangers en France (DGEF). On va donner quelques grandes orientations aux préfectures. » Sur le cas précis des étudiants, « une réflexion est en cours », précise la DGEF.
Entre le 9 et le 14 mars, quelque 1 500 protections temporaires ont été délivrées en France, très majoritairement à des Ukrainiens. Interrogée sur le fait de savoir si des étrangers s’étaient vu refuser une telle protection, la DGEF indique ne pas avoir de remontées du terrain et considère qu’« à ce stade les cas compliqués sont plutôt reconvoqués et invités à apporter des éléments supplémentaires » prouvant leur impossibilité de retourner dans leur pays d’origine.
S’ils ne bénéficient pas de la protection temporaire, les étrangers non ukrainiens qui se trouvent en France pourront éventuellement demander l’asile ou un titre de séjour en France. C’est aussi ce à quoi pourront se résoudre les Ukrainiens qui ne résidaient pas dans leur pays au moment du déclenchement de la guerre, notamment ceux en situation irrégulière en France, dont on ignore le nombre, ou encore ceux qui avaient été déboutés de leur demande d’asile. En 2020, selon le dernier rapport de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, quelque 2 600 Ukrainiens bénéficiaient d’une protection en France.