L’idée d’une immigration massive en France est régulièrement mise en avant dans la campagne pour les élections européennes. A l’aide de données internationales, Speranta Dumitru et Ettore Recchi soulignent au contraire la faible attractivité de l’Hexagone comparativement à ses voisins et l’ampleur exceptionnelle de sa politique d’expulsion au sein de l’UE.
Un article de Métropolitiques, 30 mai 2024. & , paru dans
Victor Hugo, ardent défenseur des « États-Unis d’Europe », considérait la frontière comme un synonyme de servitude :
La richesse et la vie ont un synonyme : circulation. La première des servitudes, c’est la frontière. Qui dit frontière dit ligature. Coupez la ligature, effacez la frontière, ôtez le douanier, ôtez le soldat, en d’autres termes soyez libres… (Hugo 1869).
Aujourd’hui, Hugo serait étonné d’observer que, pour se faire élire au Parlement européen, on promet moins de liberté de circulation et plus de frontières. Le Rassemblement national, par exemple, propose d’instaurer « une double frontière, française et européenne : contrôler les frontières nationales et mettre en place une frontière aux portes de l’Europe . D’autres partis lui ont emboîté le pas, en soutenant que la libre circulation européenne ne peut être préservée qu’en renforçant les frontières externes et en luttant contre l’immigration irrégulière.
Celles et ceux qui souhaitent plus de frontières ont le sentiment que la France est trop attractive pour les étrangers. Qu’en est-il vraiment ? Comment la France se positionne-t-elle, comparée aux autres États membres de l’Union européenne (UE) : est-elle plus attractive ou moins attractive pour les citoyens européens ? Et pour les ressortissants non européens ?
Cet article se fonde sur deux constats statistiques et propose un nouveau prisme d’analyse pour les études migratoires. Le premier de ces constats est que la France, comparée à d’autres grands pays européens, attire moins d’étrangers, qu’ils soient citoyens européens ou non. Cette tendance est stable durant les deux dernières décennies. Le deuxième constat est celui d’une « exception française » de nature administrative, qui demeure peu connue : la France délivre le plus grand nombre d’Obligations à quitter le territoire (OQTF) de toute l’Europe. À partir de ces deux constats, nous lançons un débat sur les indicateurs internationaux « d’attractivité » migratoire : puisque des pays ayant la même proportion d’étrangers peuvent avoir des comportements politico-administratifs très différents à leur égard, nous plaidons pour l’introduction d’un indicateur de « répulsivité ».
Une France peu attractive pour les migrants
Alors qu’en 1957 le traité de Rome a établi la liberté de circulation à des fins de travail, en 1992 le traité de Maastricht a consacré la libre circulation comme clé de voûte de la « citoyenneté européenne ». De fait, le droit à la libre circulation des citoyens européens est un faisceau de trois droits individuels : le droit de franchir les frontières entre pays membres sans passeport, de s’y installer sans l’autorisation préalable du pays de destination et d’y être traité de la même façon qu’un citoyen local par les institutions du pays d’accueil (à l’exception de l’accès à certains droits politiques et postes de la fonction publique) (Recchi 2015). Dans la décennie qui a suivi le traité de Maastricht, ce droit a été utilisé par un nombre limité de personnes : principalement des étudiants, des retraités et des travailleurs qualifiés. Mais lorsque onze pays d’Europe centrale et orientale ont intégré l’UE entre 2004 et 2013, la libre circulation a changé le paysage migratoire de l’Europe, en permettant à des millions de « nouveaux européens » d’aller étudier et travailler dans les économies plus développées du continent (Recchi et Salamońska 2015).
Ces « nouveaux européens » ont-ils trouvé la France suffisamment attractive pour s’y installer ? Lorsqu’on observe les effectifs de l’ensemble des citoyens européens qui résident dans un pays de l’UE différent du leur, grâce aux droits de la libre circulation, la situation française apparaît presque inchangée depuis un quart de siècle. Il y avait 1 195 000 citoyens d’autres pays de l’UE résidant dans l’Hexagone en 1999, et on en compte 1 539 000 en 2023 (figure 1).
Figure 1. Nombre de citoyens de l’Union européenne non nationaux résidents dans les plus grands pays de l’UE, de 1999 à 2023.
Chiffres en milliers d’unités (stocks annuels)
Source : Eurostat (recueils progressifs par Ettore Recchi au fil des années).
Lecture : Le stock de citoyens UE non nationaux résidant en France augmente peu car la largeur de la bande rouge reste quasi constante sur la période, contrairement aux autres pays, où elle s’épaissit.
Notes : Les citoyens des pays EFTA sont inclus, ayant accès au droit de libre circulation. Les données pour Malte et Chypre ne sont pas disponibles. Les données pour la France de 2005 sont relatives à des années contiguës. Les données pour l’Espagne en 2023 n’incluent pas les citoyens de douze pays (AT, CZ, CY, EE, HR, HU, IS, LI, LU, MT, SI et SK). Les données sur les citoyens suisses en Espagne sont de 2021. Pour le Danemark, la Pologne et la Croatie, les dernières données sont de 2022 ; pour la Grèce, de 2021.
Cette stabilité et cette relative faiblesse des migrations européennes vers la France (à peine + 17 % de croissance du nombre de citoyens d’autres pays de l’UE en vingt-quatre ans) contraste nettement avec le dynamisme de tous les autres grands pays de l’Union (et du Royaume Uni, avant le Brexit) : les citoyens européens sont presque dix fois plus nombreux en 2023 qu’il y a un quart de siècle en Italie, quasiment sept fois plus nombreux en Espagne et trois fois plus nombreux en Allemagne (figure 2, première colonne). Les raisons de cet écart constituent un sujet de recherche stimulant et complexe, que ce court article ne permet pas d’aborder en détail. Nous nous contentons ici de soulever la question, et de souligner cette très faible attractivité de la France pour les migrants européens, qui n’est jamais évoquée dans les débats sur l’immigration, qu’ils soient politiques ou académiques.
Figure 2. Croissance démographique de la population résidente de citoyens non nationaux (UE et non UE) dans les plus grands pays de l’Union européenne,
de 1999 à 2023 (indice 100 pour 1999)
Un constat analogue s’impose au sujet des ressortissants non européens (figure 3) : ces dernières années leur proportion a beaucoup moins augmenté en France que dans les autres pays européens. Exception notable, l’Allemagne est le seul grand pays européen où le pourcentage de citoyens non européens a moins augmenté qu’en France (figure 2, deuxième colonne). Pour bien interpréter ces données fondées sur le critère de la nationalité, il faut cependant tenir compte des naturalisations. Si ces dernières sont négligeables dans le cas des citoyens de l’UE, elles sont importantes pour ceux des pays tiers. Or, les naturalisations sont devenues beaucoup plus simples et donc plus nombreuses en Allemagne ces dernières années, ce qui contribue à y diminuer statistiquement le nombre d’étrangers et à rendre cette analyse moins saillante que celle des étrangers possédant un passeport européen.
Figure 3. Nombre de citoyens non Union européenne résidents dans les plus grands pays de l’UE, de 1999 à 2023.
Chiffres en milliers d’unités (stocks annuels)
Source : Tous les données proviennent du site d’Eurostat, sauf pour l’Espagne en 1999 (Instituto Nacional de Estadistica), l’Italie en 2002 (Ministero dell’Interno) et la France en 2002 et 2006 (Insee ; les données 2002 pour la France sont une estimation).
Lecture : Le stock de citoyens de pays tiers résidants en France augmente moins qu’en Espagne, au Royaume Uni, en Italie et dans le reste de l’Europe, car la largeur de la bande rouge reste quasi constante sur la période, contrairement aux pays où elle s’épaissit.
Mais que ce soit pour les ressortissants de l’UE (2,3 %) ou des pays tiers (6 %), la proportion d’étrangers en France reste inférieure à celle des autres grands pays de l’Union européenne (figure 4)
Figure 4. Proportion (en %) de la population étrangère résidente dans les plus grands pays de l’Union européenne,
en 2023 (ressortissants de l’UE et d’autres pays)
Une France exceptionnellement répulsive
Depuis plusieurs années, la France se situe en revanche à la première place en Europe quant au nombre d’Obligations à quitter le territoire délivrées (figure 5). Non seulement l’administration française produit le plus grand nombre d’OQTF, mais cette production constitue un tiers de toutes les Obligations à quitter le territoire délivrées par trente pays européens.
Cette forte productivité administrative, qui est en nette augmentation ces sept dernières années, ne s’explique pas par une hausse des flux d’arrivées. Comme le montre la figure 5, la France délivre chaque année bien plus que les 97 000 OQT délivrées par l’Allemagne en 2017, chiffre maximal outre-Rhin. Cependant, l’Allemagne a enregistré en 2015, on s’en souvient, 1,5 million entrées d’étrangers, puis plus de 700 000 chaque année durant la période qui a suivi. Si le rapport entre le nombre d’OQTF et les flux d’arrivées était en France similaire à ce qu’il a été en Allemagne lors de ces années de « crise », la France aurait dû voir arriver près d’un million de personnes chaque année. Ce n’est évidemment pas le cas : le nombre d’entrées annuelles de citoyens non européens en France, à son maximum, a dépassé de peu les 250 000 personnes.
Figure 5. Évolution du nombre d’Obligations à quitter le territoire dans les six pays européens
qui en délivrent le plus grand nombre (2008-2022)
Source : Eurostat (2024).
Cette politique de rejet de l’étranger a connu un moment particulièrement dramatique en 2020. Alors que la crise sanitaire paralysait le monde entier, l’administration des étrangers a travaillé sans répit en France : sur l’année, elle a délivré plus de 108 000 OQTF. En pleine pandémie il était interdit de sortir dans les rues, les transports étaient à l’arrêt et les frontières fermées, mais des fonctionnaires, sans doute en télétravail, ont produit en moyenne 300 lettres par jour pour obliger des étrangers à quitter le territoire français.
Cette « exception française » passe inaperçue dans les campagnes électorales. Bon nombre de leaders politiques se montrent plus préoccupés par le taux d’exécution des OQTF que par le nombre d’OQTF délivrées. Mais lorsque le nombre d’OQTF est en hausse, comme c’est le cas depuis sept ans, une augmentation du nombre d’éloignements peut se traduire par une baisse du taux d’exécution des OQTF. Par exemple, de 2016 à 2019, le nombre d’éloignements est passé d’environ 11 000 à plus de 14 000 personnes, mais le taux d’exécution des OQTF a baissé de 14 % à 12 %. Cela s’explique par la très forte augmentation du nombre d’OQTF délivrées (de 81 000 à 123 000), un phénomène négligé dans le débat public sur l’immigration irrégulière.
Le nombre particulièrement élevé d’OQTF trouve une de ses explications dans le droit français, qui dispose que tout refus de renouvellement du titre de séjour peut être accompagné d’une OQTF. Par exemple, l’accès à l’emploi est conditionné à l’obtention d’une autorisation de travail au travers d’une procédure complexe et exigeante. Le refus d’autorisation de travail entraîne le refus du renouvèlement du titre de séjour et, par conséquent, le risque de se voir délivrer une OQTF (Caplan et Dumitru 2017). L’autorisation de travail peut être refusée pour différentes raisons : une personne diplômée qui trouve un emploi dans un domaine que la préfecture juge différent de celui de ses études peut se voir refuser l’autorisation de travail et devenir irrégulière (Jamid 2018). Généralement, les changements législatifs successifs multiplient les critères auxquels les étrangers doivent satisfaire pour se maintenir en situation régulière et augmentent ainsi de facto les refus de renouvellement et le nombre d’OQTF.
Pour un indicateur de « répulsivité »
On comprend mieux pourquoi évaluer l’attractivité d’un pays par la présence étrangère est insatisfaisant. Prenons l’Indicateur d’attractivité globale, récemment promu par la Commission européenne (Saisana et al. 2022). Cet indicateur composite inclut, aux côtés d’indicateurs commerciaux et financiers, trois aspects de la circulation des personnes : le nombre de touristes, la proportion d’étudiants étrangers parmi les jeunes du pays, la proportion d’immigrés dans la population.
Cette vision de l’attractivité, malgré la complexité des données qu’elle synthétise, peut créer une image erronée des relations d’un pays avec les étrangers. Deux États ayant la même proportion d’étudiants étrangers peuvent avoir des comportements très différents à leur égard. À l’inverse, un pays qui a un score bas d’attractivité pour des raisons de géographie, de climat, de niveau de développement économique ou de langue ne peut pas être mis sur le même plan qu’un pays fortement attractif pour ces mêmes critères, mais faisant des efforts pour limiter la présence des étrangers en s’engageant dans des politiques de harcèlement bureaucratique, d’« environnement hostile » ou d’expulsion.
Par le nombre d’étudiants étrangers, la France pourrait être considérée comme très attractive. Mais un étudiant étranger qui travaille plus que la limite de 60 % de la durée légale de travail peut se voir retirer son titre de séjour et délivrer une OQTF. L’attractivité est indexée sur le nombre d’étudiants, mais elle ne prend pas en compte la fragilité de la situation juridique de ces derniers, et les menaces administratives qui pèsent sur eux.
Un indicateur de « répulsivité » permettrait de saisir les efforts qu’un pays fait pour diminuer la présence étrangère. Il est vrai que certains indicateurs d’attractivité, comme ceux récemment construits par l’OCDE, sont plus sensibles au poids de la bureaucratie : ils incluent, par exemple, le temps d’attente pour obtenir un titre de séjour et la facilité pour le conjoint d’obtenir un travail (Tuccio 2019 ; OECD 2023). Cependant, il est important de construire des indicateurs séparés d’attractivité et de « répulsivité », afin de distinguer les effets d’une bureaucratie inefficace de ceux d’une politique hostile.
Que ce soit en termes d’attractivité ou de répulsivité, nos données mettent en évidence « l’exception française » dans le paysage migratoire européen. Qui est libre de s’installer en France ne le veut pas et qui voudrait rester ne le peut pas. Comme dit l’adage italien tant aimé par Paul Valéry : et « c’est ainsi que le monde mal va ».
Bibliographie
- Caplan, C. et Dumitru, S. 2017. « Politiques d’irrégularisation par le travail : le cas de la France », in N. Neuwahl et S. Barrère (dir.), Coherence and Incoherence in Migration Management and Integration/Cohérence et incohérence dans la gestion des migrations et de l’intégration, Montréal : Éditions Themis, p. 265-289.
- Duchesne-Guillemin, J. 1967. « Paul Valéry et l’Italie », The Modern Language Review, vol. 62, n° 1, p. 48-54. doi : 10.2307/3724109.
- Dumitru, S. 2018. « La production de l’immigration irrégulière en France : une question d’insécurité humaine », Migrations Société, n° 171, p. 35-48.
- Hugo, V. 1869. « Concitoyens des États-Unis d’Europe », Le Rappel, 14septembre 1869, p. 1.
- Jamid, H. 2018. « Étudier et travailler en France : un développement humain au risque de l’irrégularité du séjour », Migrations Société, n° 171, p. 63-78.
- OECD. 2023. « What is the best country for global talents in the OECD ? », OECD Migration Policy Debates, n° 29.
- Recchi, E. 2015. Mobile Europe : The Theory and Practice of Free Movement in the EU, Basingstoke : Palgrave Macmillan.
- Recchi, E. et Salamońska, J. 2015. « Bad times at home, good times to move ? The (not so) changing landscape of Intra-EU Migration », in V. Guiraudon, C. Ruzza et H.-J.Trenz (dir.), Europe’s Prolonged Crisis : The Making or the Unmaking of a Political Union, Basingstoke : Palgrave Macmillan, p. 124-145.
- Saisana, M, Caperna, G., Dominguez-Torreiro, M., Neves, A. R. et Tacao Moura, C. J. 2022. « JRC statistical audit of the 2022 global attractiveness index », Publications of the Office of the European Union, Luxembourg.
- Tuccio, M. 2019. « Measuring and assessing talent attractiveness in OECD countries », Employment and Migration Working Papers OECD Social, Paris : OECD.