« La France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi, sur l’ensemble de son territoire, de tous les citoyens » : ce n’est pas un propos de campagne électorale, mais le préambule d’un document interne d’entreprise, la première charte de laïcité créée par Paprec, en 2014. Les entreprises vont-elles devenir le refuge des valeurs de la République ?
article par Anne Rodier publié sur le site lemonde.fr, le 6 02 2022
« La laïcité, l’égalité, ce sont des combats essentiels dans lesquels l’entreprise a toute sa place. Si ça [la charte] s’est fait, c’est qu’on a eu un vrai accord des salariés, qui se sentaient accompagnés et protégés contre les tendances radicales de toute forme de prosélytisme », explique Claude Solarz. Le cofondateur de la société de recyclage estime que « l’entreprise doit être citoyenne et engagée. Elle joue un rôle primordial pour mener des combats sur de nombreux sujets sur lesquels la société a démissionné. Nous sommes porteurs de valeurs républicaines ». La politique a, selon lui, toute sa place en entreprise.
Initialement lieu de production, d’innovation, de profit, l’entreprise est également un « acteur public » sur lequel les Français comptent de plus en plus pour relever les défis liés à l’intérêt général de la société.
« Des missions autres »
Ainsi, 80 % des Français déclaraient faire confiance aux PME pour défendre les valeurs de la République et 46 % aux grandes entreprises ; 60 % souhaitaient même que ces grandes entreprises soient de plus en plus « républicaines », selon l’enquête « Le regard des Français sur la République et les principes républicains : quid d’une entreprise républicaine ? », réalisée les 9 et 10 décembre 2020 auprès de plus de 1 000 personnes par l’institut français d’opinion publique (IFOP) pour Havas Paris, et publiée au printemps 2021.
Tandis qu’ils déclaraient faire de moins en moins confiance aux institutions politiques : les partis politiques ont recueilli tout juste 25 % de confiance et les députés 40 %. « C’est une tendance lourde qu’on observe à travers les études depuis une vingtaine d’années et qui s’inscrit dans un double contexte : la conviction que les solutions efficaces ne viennent plus des pouvoirs publics et la réhabilitation des entreprises », commente Frédéric Dabi, directeur général opinion de l’IFOP.
Désormais, « les Français assignent aux entreprises des missions autres que leur mission classique. L’essor des entreprises à mission [créées par la loi Pacte de 2019] et de la raison d’être dans quelques grands groupes participe de la confiance des Français dans la capacité des entreprises à répondre aux grands enjeux de la société ». Les promoteurs de la loi Pacte ont ainsi répondu à l’attente d’un rôle plus politique de l’entreprise.
La sociologue et politologue Isabelle Ferreras, qui mène des recherches depuis plusieurs années sur l’expérience politique au travail, n’est pas étonnée par ces résultats : « Les entreprises ont la capacité de jouer un rôle dans le champ politique, et les salariés en ont conscience. Ils se mobilisent sur leurs attentes démocratiques, comme le respect de l’égalité, par exemple. » Elle développe : « Les salariés ont l’intuition critique que l’entreprise est un espace politique non démocratisé, mais qui a la capacité d’influer sur le cours des choses, y compris pour les enjeux sociétaux. Déçus par les institutions politiques qui ne leur permettent pas de peser sur leurs conditions de vie, ils se retournent vers ce pouvoir de proximité, où ils ont une perception beaucoup plus fine de ce qui se passe, et la capacité et l’attente d’être entendus sur des valeurs démocratiques. »
Patriotisme économique, laïcité
Les manageurs vont-ils désormais devoir endosser la gestion d’enjeux politiques ? S’il s’agit d’égalité entre les femmes et les hommes ou de justice sociale, ça a déjà commencé. « Les critères de responsabilité sociale sont aujourd’hui une composante de la rémunération variable dans beaucoup d’entreprises », illustre Géraldine Fort, la déléguée générale de l’Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises.
Selon les personnes interrogées par l’IFOP pour Havas Paris les « entreprises républicaines » sont celles qui mènent des actions au service du patriotisme économique, c’est-à-dire des entreprises qui payent leurs impôts en France, qui s’engagent dans la production locale ou la relocalisation de leurs activités ; des entreprises qui font respecter l’égalité femmes-hommes ; celles qui respectent de façon stricte la laïcité, par exemple en interdisant les signes religieux ostentatoires ou en mettant en place une charte de la laïcité ; enfin, des entreprises qui résistent au « marketing communautariste », c’est-à-dire qui refusent d’offrir des produits et des services qui s’adressent à des communautés ethniques ou religieuses.
Les moyens de peser
Les attentes des salariés sont fortes, mais sans illusions. Sur tous les sujets désignés pour définir une « entreprise républicaine », il y a encore loin du discours aux actes. Sur le seul exemple de l’égalité femmes-hommes, les grandes entreprises affichent chaque année de bons résultats de leur index égalité femmes-hommes, contrastés avec les écarts de salaires qui perdurent.
l’analyse d’Isabelle Ferreras est que l’entreprise doit incarner les valeurs politiques dans sa gouvernance. Des enjeux d’égalité affichés par des dirigeants ou des manageurs d’une organisation où les salariés subordonnés n’ont pas de réel pouvoir, ce n’est qu’un leurre, explique-t-elle en substance.
Pour la politologue, si l’on se préoccupe du futur démocratique, il faut donner aux salariés les moyens de peser sur le processus de décision, « en reconnaissant qu’une partie constituante a été ignorée et à qui il faut accorder un pouvoir. C’est ainsi que se sont construits les processus démocratiques dans l’histoire », assure-t-elle.
Les employeurs ont, quoi qu’il en soit, pris conscience d’une très forte attente des salariés sur le respect des valeurs démocratiques en entreprise.
Les chiffres
Selon l’enquête IFOP-Havas Paris menée auprès d’un échantillon de 1 021 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus en décembre 2020, et publiée au printemps 2021 :
- 80 % des personnes interrogées font confiance aux PME pour défendre les valeurs de la République
- 46 % aux grandes entreprises
- 38 % aux syndicats
- 25 % aux partis politiques.