« Les mots laïques de l’écrivain », par Kamel Bencheikh

L’écrivain Kamel Bencheikh né à Sétif a beaucoup écrit sur la décennie noire en Algérie, soutient le Hirak et est un fervent partisan de la laïcité. Il collabore régulièrement au Matin d’Algérie, site d’information héritier du Matin,  journal issu de la gauche algérienne et qui se bat sur deux fronts, le pouvoir et les islamistes. Nous partageons sa tribune comme une contribution au débat, ce qui signifie que les propos tenus relèvent de la responsabilité du seul auteur 

Tribune publiée sur le site agoravox.fr, le 4 11 2020

« Le droit de l’intolérance est donc absurde et barbare : c’est le droit des tigres, et il est bien horrible, car les tigres ne déchirent que pour manger et nous nous sommes exterminés pour des paragraphes » Traité sur la Tolérance – Voltaire »

Il faut croire que le même mot n’a pas seulement plusieurs sens, il peut également avoir le sens que l’on veut bien lui donner, et même l’exact inverse de ce qu’il veut habituellement désigner. Les islamo-gauchistes français et les complices de l’islamisme belge se sont spécialisés dans le détournement de l’acception des mots. Les collaborateurs de l’extrême-droite islamiste n’ont peur de rien, ils n’hésitent pas à taxer les universalistes de fascistes. C’est une inversion à 180 degrés. Et ça peut marcher pour les gogos qui, sous prétexte que leur pitance est payée par telle ou telle organisation, se sentent obligées de suivre les arcanes douteux des officines crapuleuses.

Oui, les mots ont le sens que nous leur donnons. Ils ont une odeur aussi. Ils sentent. Une odeur suspecte s’en dégage. Une odeur qui oscille entre celle d’une eau stagnante et celle qui émane du cadavre d’un petit animal court-circuité par un transformateur électrique. Ces derniers temps, je n’arrive vraiment pas à comprendre le sens des mots que je lis et j’en arrive à m’interdire de les employer de peur de leur donner le même sens que ces gens avec lesquels je n’ai aucune valeur à partager. Les mots ne s’échappent pas, ils m’échappent. Je les ai sur le bout de la langue, ils n’arrivent pas à sortir de ma bouche. Lorsqu’un mot arrive enfin à sortir de ma bouche, il est vide, il ne veut plus rien dire. C’est une coquille d’huître. Les mots qui sortent, les mots que je tape sur le clavier, les mots que j’écris à la main, tous deviennent suspects. Ces vieux organismes sont atteints d’une dégénérescence cellulaire. Ainsi donc, quand j’écris qu’une femme qui ne se soumet pas aux dictats d’une idéologie agressive et qui laissent ses cheveux chevaucher aux quatre vents, je ne serais pas pour la liberté des femmes mais contre leur choix de se vêtir selon leur convenance. Et le hidjab ne serait donc qu’un simple bout de tissu au même titre qu’un bandana. Les vieux mots sont effectivement malades. Et moi aussi.

C’est une authentique pandémie qui s’abat sur les mots. Les mots sont affectés par le coronavirus. Ils sont secs et ridés. Vont-ils donc mourir de déshydratation ? Ces derniers temps, je suis obligé de prendre des pincettes pour écrire. Dire qu’il fut un temps où je nommais les choses sans trop me poser de question ! Maintenant, je m’astreins à tourner autour du pot pour ne pas employer de mots pouvant déclencher les colères des censeurs, les foudres des moralistes, la fougue de ceux qui considèrent que la laïcité n’est faite que pour les occidentaux et que les autres, ceux du sud, doivent continuer à vivre selon les mêmes principes qui ont prévalu dans le désert du Hadramout il y a plus de quatorze siècles.

Depuis quelques temps, j’écris avec inquiétude. J’écris en étant pris de suspicion à l’égard de ce que je couche sur le papier. Je me pose plein de questions. J’ai toujours été persuadé que j’étais en 2020 et que je vivais en occident. Or la censure opérée par certains me catapulte dans les années 50 en pleine Union soviétique, organisation que je n’ai jamais connue. Mon inquiétude m’empêche de me laisser à employer mes mots habituels. Etant viscéralement laïque, j’ai désormais peur que ce qualificatif ne soit désormais classé dans le capharnaüm de l’extrême-droite. Je traque tous les mots troubles. Il se pourrait qu’il y ait quelque chose de dégueulasse dans les mots que j’écris. Mon écriture serait sale. Pourtant, ici, en Europe, je suis libre d’écrire ce que je veux. Ecrire comme je l’entends. Or, je vois bien que les complices de ceux que je combats peuvent manipuler mes mots. On recycle mes mots, on les réemploie, on les réoriente. C’est devenu une spécialité de certains compagnons de route de ceux qui me vouent aux gémonies. On réutilise trop mes mots en ce moment dans la capitale de l’Europe, là où l’islamisme est très présent sous des dehors convenables.

Normalement, les mots, nous en disposons librement. Ecrits, exposés, proférés, lancés en l’air, criés, il ne nous viendrait pas à l’idée de les soupçonner. Mais quoi que l’on dise, les mots se structurent suivant l’ordre moral de ceux qui les utilisent. Quelque chose obstrue l’idée qu’ils veulent mettre en avant. J’ai été naïf. J’ai oublié que leur matérialité était infiniment récupérable par un dogme qui nous étouffe, une idéologie insupportable, une doctrine appartenant à ceux qui ont décidé de se mettre à genoux devant nos ennemis pour noyer le peu d’honneur et le peu de dignité qu’ils ont cultivés.

J’avoue avoir oublié que la liberté d’écrire, de sortir de ses gonds, de mettre en accusation, de protester, de dénoncer, de déférer, de manifester ses colères, de nommer et de dévoiler était le propre de ceux qui, à l’instar d’Emile Zola accusent, ou de ceux qui ont fait du rationalisme leur unique morale et de l’esprit critique leur chemin de vie. De grâce, revenez Monsieur Voltaire, revenez vite ! J’ai oublié que les mots étaient des objets auxquels on a coupé les nerfs, auxquels on a élagué les ailes. Maintenant, je fais attention à mes mots, je les pèse, les soupèse, je les mesure. Cela prend du temps. Je ne suis pas à l’aise à les manipuler de la sorte. J’observe la manière dont les mots, les comportements onomasiologiques* font effet de mode. Je marche sur des œufs. Je ne sais pas s’il faut employer tel mot ou tel autre mais je sais que je ne me tairai jamais, qu’on ne fera jamais escamoter ma parole. Tout dire, et le dire à ma façon, voilà ma spécialité. Cette certitude absolue. Difficile d’en démordre quand on a soif de vérité et de liberté.

Le problème est le fait que ma façon de dire le monde, d’exposer ma vision des choses, de me représenter le monde et ce qui l’anime, soient pris dans un étau qui compresse les mots pour leur donner un sens unique et équivoque, quel qu’en soit le contexte d’énonciation, me désole mais il est hors de question que je lâche prise, que l’on puisse me faire taire et que l’on m’indique comment donner un sens à mes mots. Je pense à la façon dont nous oblitérons des pans entiers de contextualisation. Mais enfin, quel que soit le sujet et la manière de signifier et d’exprimer ses sentiments, le renoncement ne fait pas partie de ma vision des choses. Je reste définitivement maître de mon destin. Je crierai mon universalisme quoi qu’il m’en coûte. Et mon amour du triptyque Liberté, Egalité, Fraternité ! J’ai dit.

Kamel Bencheikh, écrivain

* L’onomasiologie fait partie de la lexicologie. Elle étudie une démarche pour aller d’une idée vers ses expressions dans une langue, vers des mots.

  • Une recherche onomasiologique à partir de « fruit, jaune, et acide » amène forcément au mot « citron »!