Les femmes soudanaises ont été les premières victimes de la dictature islamo-militaire de Omar al-Bachir, mais leur engagement politique et social historique a repris le dessus.
Près de trois semaines après le coup d’État qui a renversé l’ancien président Omar el-Bachir, des milliers de manifestants continuent de camper devant le ministère de la Défense pour demander un transfert rapide du pouvoir aux civils. Dans la foule, massée sous les fenêtres des militaires de jour comme de nuit, les Soudanaises bravent les embouteillages, la chaleur et les bousculades pour faire entendre leur voix. Selon les spécialistes, sur les quatre mois de mobilisation qu’a nécessité l’embrasement de la révolution, elles ont représenté les deux tiers des personnes dans la rue.
Tuqa, jeune manifestante de 17 ans, est pleine de rage. Dans ses grands yeux en amande, on devine la haine, et si ce n’est le besoin de revanche, celui de justice. « Le 16 février dernier, j’ai été arrêtée à Omdourman », crie-t-elle dans le brouhaha de la foule. « Les forces de sécurité m’ont frappée, j’ai eu un trauma sévère à la tête, j’ai perdu beaucoup de sang, ils m’ont aussi rasé les cheveux pour m’humilier », raconte-t-elle
Tuqa n’est pas la seule. Elles sont des dizaines à raconter des histoires similaires : les arrestations violentes, les menaces de viol, les humiliations, les queues-de-cheval coupées avec des lames de rasoir. Dans un récent rapport, l’organisation Human Rights Watch décrit comment les services de sécurité soudanais proches de l’ancien régime ont volontairement ciblé les femmes durant la répression. Depuis le mois de décembre, plus de 45 femmes se sont ainsi retrouvées derrière les barreaux.
Pourquoi les forces de sécurité loyales à Bachir avaient-elles aussi peur des femmes ? « Parce qu’elles connaissaient leur pouvoir de nuisance et la puissance de leur engagement », lâche Amani, 21 ans, derrière des lunettes fumées. Il y a quelques semaines, la jeune femme a perdu un œil lorsqu’elle a reçu en plein visage une grenade de désencerclement lancée par la police. « Aucun doute que c’était volontaire de leur part », assure-t-elle. Dans le petit café planté sous un arbre à quelques pas du sit-in, la jeune femme avale d’une traite son thé au gingembre et rassemble rapidement ses affaires : elle a à faire, la révolution n’est pas terminée. Jehane Henry, responsable de la branche Afrique de Human Rights Watch (HRW), a rappelé récemment le « rôle significatif joué historiquement par les femmes soudanaises dans l’activisme politique », assurant qu’aucun élément fiable ne permettait de définir qu’elles étaient plus présentes dans cette révolution que lors des contestations précédentes.
(Lire aussi : Après un mois de sit-in, les manifestants imaginent les futurs visages du Soudan)
Icône de la révolution
Le Soudan a en effet une longue histoire d’activisme féminin. Ce sont les femmes du Nord urbain qui les premières ont formé des organisations militantes. La plus importante d’entre elles était l’Union des femmes soudanaises, fondée en 1952 aux côtés d’autres groupes pionniers comme la Ligue des filles cultivées, l’Association pour la promotion de la femme et les Sœurs républicaines. « En plus de ces organisations exclusivement féminines, des Soudanaises ont également rejoint le Parti communiste qui était le seul parti politique au Soudan à autoriser les femmes à en devenir membres. Les militantes étaient également de ferventes partisanes du mouvement nationaliste. En 1953, alors que l’indépendance du Soudan se profilait, des centaines d’entre elles ont organisé une marche de Khartoum à Omdourman », rappelle Marie-Grace Brown, professeure d’histoire à l’Université du Kansas et auteure de Khartoum at Night, Fashion and Body Politics in Imperial Sudan. « Contrairement à ce qui s’est passé en Égypte par exemple, la femme soudanaise n’a pas le sentiment de briser un tabou en sortant dans la rue, la mobilisation est naturelle », analyse aussi Marc Lavergne, chercheur au CNRS, spécialiste du Soudan. « Il faut vraiment aller contre l’idée générale que parce que la femme est voilée, porte un tob, elle est désengagée et soumise », note-t-il.
Le fameux tob n’a d’ailleurs rien d’un détail au Soudan, car il est porteur de revendications politiques fortes. Tenue de travail pour la femme de classe moyenne et supérieure dans les années 1940, les activistes se la sont appropriées pour se défaire des artifices et prôner plus de radicalité dans leurs revendications. Un uniforme remis au goût du jour il y a quelques semaines par Alaa Salah, une jeune manifestante qui, toute de blanc vêtue, a été propulsée bien malgré elle « icône de la révolution » après que son intervention sur al-Qiyada a fait le tour des réseaux sociaux. « D’ailleurs, durant les années Bachir, le régime a essayé de leur faire abandonner cet habit (qui se décline en version très colorée) pour un habit noir, considéré plus islamique, plus décent. En vain », rappelle Marc Lavergne.
(Lire aussi : Les alliés arabes du Soudan soutiennent les militaires au pouvoir)
Récupérer l’égalité
L’ancien régime avait néanmoins réussi à priver les femmes d’une partie de leurs libertés sociales et politiques. Très influencé par l’islam politique des Frères musulmans, Omar el-Bachir avait notamment limité la présence des femmes dans l’espace public en durcissant les lois morales, personnelles et pénales à leur encontre. Selon le Gender Equality Index du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), en 1995, le Soudan se plaçait à la 109e place sur 147 pays pour l’égalité hommes-femmes. L’année dernière, il n’était plus que 129e : vingt places perdues en moins de 25 ans.
Lubaba al-Fadol fait partie de ces femmes bien décidées à faire bouger ces lignes qui ont reculé. À la tête de « la marche des femmes » organisée le 1er mai à Khartoum, cette activiste veut rappeler aux militaires, mais aussi aux leaders d’opposition, l’Association pour la liberté et le changement, que les femmes ne seront pas qu’une force vive permettant aux prochains hommes puissants de gouverner. « Jusqu’à présent, les femmes représentaient seulement 20 à 30 % des postes à haute responsabilité dans le pays, dans les ministères, au Parlement. Aujourd’hui, on veut récupérer l’égalité, on demande 50 % ! Mères et filles, nous avons eu le courage de descendre, donc nous voulons être représentées. »