Non, les non-Blancs ne vont pas supplanter les Blancs aux États-Unis. Il est temps que les Américains déconstruisent leur vision du futur démographique de leur pays et le mythe du grand remplacement, plaident ces universitaires dans un article publié par The Atlantic.
article publié sur le site courrierinternational.com le 21 07 2021 article original publié sur le site theatalantic.com; le 13 06 2021
D’ici une génération, aux États-Unis, les minorités seront devenues majoritaires, et les Blancs seront moins nombreux que les non-Blancs. C’est en tout cas le scénario que défendent démographes et experts depuis quelques années.
De nombreux Américains sont persuadés que cette métamorphose ethnoraciale s’accompagnera d’un bouleversement politique, culturel et social, car jusqu’à présent les Blancs ont toujours été majoritaires aux États-Unis.
Mais d’après nos travaux de recherche sur l’immigration, sur l’opinion publique et la sur démographie raciale, la réalité est tout autre : les frontières raciales et ethniques s’estompent peu à peu, et la diversité rassemble les Américains plus qu’elle ne les divise.
La parano du “grand remplacement”
Le scénario de déclin démographique des Blancs participe au clivage du pays. Il dépeint une société scindée en deux, où certains progresseraient au détriment des autres. Cette représentation divise les Américains, car elle implique l’existence de gagnants et de perdants, et alimente ainsi les craintes des Blancs et leur amertume vis-à-vis des minorités et de leur prétendue ascension.
Certains s’en prennent alors aux institutions démocratiques, que de nombreux citoyens et politiciens conservateurs blancs accusent de favoriser l’empowerment [le pouvoir et la capacité d’agir] des minorités.
Chez les plus extrêmes, ce scénario nourrit des fantasmes conspirationnistes qui puisent dans la théorie raciste du “grand remplacement” : nos élites chercheraient à remplacer les Blancs par des immigrants issus de minorités, leur “volant” ainsi l’Amérique.
Or le scénario des démographes est erroné. En séparant sans aucune nuance les Américains en deux groupes ― les Blancs d’un côté, les non-Blancs de l’autre ―, il ressuscite la très controversée “règle de la goutte de sang”, instaurée au XIXe siècle [tout individu ayant au moins un ancêtre noir est considéré comme noir] et l’applique à notre société du XXIe siècle, où les distinctions n’ont jamais été aussi floues.
Des identités de plus en plus fluides
En effet, la diversité raciale s’amplifie non seulement à l’échelle du pays, mais également au sein des familles américaines ― et même en chacun de nous. Si l’on s’intéresse aux couples récemment mariés, on s’aperçoit que près de trois Asio-Américains sur dix, près d’un Latino sur quatre, et près d’un Africain-Américain sur cinq épouse un membre d’une autre communauté. Et dans plus de 75 % des cas, il s’agit d’un partenaire blanc. Aux États-Unis, l’intégration raciale se fait de plus en plus souvent dans les relations les plus intimes.
Les identités multiraciales sont de plus en plus reconnues et approuvées. De nombreux jeunes Américains se considèrent à la fois comme blancs et comme membres d’une minorité ethnique ou raciale. Aux États-Unis, un enfant sur neuf naît désormais dans une famille mixte (à la fois blanche et non blanche), et cette proportion ne cesse de croître. Ces enfants ont des grands-parents, des oncles, des tantes, des cousins blancs, et d’autres issus des minorités.
De nombreux Latinos se définissent en tant que Blancs, ou tout simplement en tant qu’“Américains”, ce qui contredit l’idée que tous les Latinos doivent être classés parmi les “non-Blancs”, sans distinction.
Par ailleurs, la plupart des Américains issus de familles mixtes ne sont pas positionnés dans la société comme des membres d’une minorité. Ceux qui se sentent à la fois hispaniques et blancs, ou asiatiques et blancs, grandissent généralement dans des milieux plus favorisés que la plupart des membres des minorités. Ils sont élevés dans des communautés majoritairement blanches, obtiennent souvent de meilleurs résultats scolaires et touchent de meilleurs revenus. Il n’est pas rare qu’ils épousent des Blancs.
Leur identité est fluide, influencée à la fois par leurs ancêtres blancs et par ceux issus des minorités. Certes, les enfants de couples mixtes blancs et noirs sont plus touchés par l’exclusion sociale, et il leur est plus difficile de s’élever socialement. Mais ils sont tout de même mieux intégrés dans la société que les Africains-Américains qui s’identifient uniquement en tant que Noirs.
La distinction entre “Blancs” et “non-Blancs” ne tient plus
Ces différents constats révèlent les lacunes du scénario sensationnaliste des démographes selon qui les minorités seront bientôt majoritaires au sein de la société américaine. Leur scénario du grand remplacement repose en réalité sur une méthode trompeuse : considérer les individus issus de familles mixtes comme exclusivement non blancs.
En 2008, partant de ce principe, le Bureau du recensement a publié ses premières prédictions d’un avenir où les minorités allaient devenir majoritaires. L’idée s’est propagée comme une traînée de poudre. Certains Américains voient désormais la diversité croissante de la population comme un accélérateur du déclin des Blancs et de la domination numérique des autres ethnies. Toutefois, depuis quelque temps, le Bureau du recensement fait un autre constat : les Américains qui connaissent la plus forte croissance démographique sont en réalité ceux issus de familles mixtes.
Aujourd’hui, les différentes communautés américaines se mélangent d’une manière inédite. D’après les projections démographiques les plus approfondies du Bureau du recensement, en 2060 52 % des Américains inclus dans la majorité non blanche s’identifieront également comme Blancs.
De même, la catégorie des Blancs va se diversifier : 40 % des Américains qui se définiront comme Blancs revendiqueront également leur appartenance à une minorité raciale ou ethnique.
Se demander si les Blancs seront toujours majoritaires aux États-Unis au milieu du XXIe siècle n’est pas pertinent, car la portée sociale des étiquettes “Blanc” et “non-Blanc” évolue rapidement. La distinction marquée entre ces deux catégories est en passe de perdre son sens.
L’importance d’être bien informés
Les Américains ont le droit d’être correctement informés sur l’accroissement de la diversité raciale. Ils méritent un scénario qui souligne la probabilité de voir la majorité démographique s’élargir davantage, avec des individus d’horizons divers.
D’après nos dernières études, non seulement la plupart des Blancs sont sensibles à cette idée inclusive, mais celle-ci peut fortement influencer leur opinion. Nous avons ainsi demandé à un panel d’Américains blancs de lire un article sur la hausse des mariages mixtes et la croissance d’une population multiraciale. Ils ont manifesté moins d’anxiété et de colère, s’attendant à moins de discrimination envers les Blancs que ceux qui avaient lu un reportage reprenant le scénario erroné du déclin démographique des Blancs face aux minorités d’ici au milieu des années 2040.
Abolir les barrières raciales
Les participants latinos, noirs et asiatiques à cette étude ont presque tous réagi de façon positive à la version du mélange racial. À la lecture de l’article sur la multiplication des familles mixtes, 85 % des participants noirs, asiatiques et latinos ont fait preuve d’optimisme et d’enthousiasme ― contre 66 % environ de ceux qui avaient lu l’autre article, fondé sur le scénario erroné.
Dans le débat sur la polarisation raciale des États-Unis, un point fait donc consensus : une majorité démographique plus large et plus diversifiée laisse présager un avenir meilleur. Les journalistes, les experts et les responsables politiques ont donc le devoir de présenter aux Américains une vision exhaustive de la diversité et de la mixité.
Le débat sur l’évolution démographique ne doit toutefois pas encourager l’aveuglement quant aux inégalités des chances dont souffrent encore les minorités, en particulier les Noirs. Un scénario qui souligne les liens de plus en plus étroits et l’interdépendance entre les Américains devrait permettre d’attirer l’attention sur notre devoir collectif d’abolition des barrières raciales et du racisme.
Il devrait aussi mettre à mal la pensée classique sur les divisions raciales, centrée sur l’idée que la transition démographique bénéficierait à certains, au détriment des autres.
Des relents d’eugénisme
Les Américains ne doivent pas oublier que ce débat n’a rien d’inédit. Il y a un siècle, le théoricien de l’eugénisme Madison Grant affirmait que les Américains du Nord commettaient un “suicide ethnique” en accueillant des millions d’immigrants d’Europe de l’Est et du Sud.
Selon lui, ces derniers allaient détruire l’identité de la nation en se reproduisant plus vite que les Américains. Frappé par ce discours, le Congrès américain avait alors instauré des restrictions à l’immigration très strictes et racistes, qui sont restées en vigueur pendant quarante ans.
Durant la période du melting-pot des années 1950 et 1960, les descendants d’immigrés ont prouvé que Madison Grant avait accusé leurs ancêtres à tort. À cette époque, de nombreux Américains ont dû prendre conscience que les différences ethniques s’estompent, au lieu de se renforcer. Même si des traces du système ségrégationniste subsistaient, les parents n’étaient plus surpris lorsque leurs enfants leur présentaient un partenaire d’une autre origine ethnique ou d’une autre religion. Les mariages mixtes et interreligieux se sont mulitpliés chez les Américains blancs. Au début des années 1990, seuls 20 % des Blancs étaient en couple avec un partenaire de même origine.
Si l’augmentation actuelle du nombre d’Américains ayant des racines multiples ne reflète pas tout à fait la dynamique des années 1950 et 1960, ignorer ce mélange ethnoracial nous expose toujours aux mêmes dangers.
Le mythe d’une société bientôt dominée par les minorités ravive l’illusion que les différents groupes ethniques et raciaux des États-Unis sont immuables, circonscrits et distincts. Il ressuscite les vieilles craintes d’un déclin des Blancs provoqué par la hausse de la diversité. Or notre démocratie va mal et elle a besoin d’un scénario qui reconnaisse à quel point la transition démographique peut nous rassembler, au lieu de nous diviser, à l’image de la devise des États-Unis : “E pluribus unum” [“De plusieurs, un”].