«Les classes populaires sont les principales victimes de la dématérialisation des services publics»

Le sociologue Gilles Jeannot explique qu’en soutenant la dématérialisation des services publics ainsi que les entreprises numériques de la French Tech, l’Etat a favorisé la fermeture des guichets. Or ce sont surtout les personnes les plus précaires, et aux situations souvent complexes, qui les utilisaient.
 Entretien par Nicolas Celnik  publié sur le site libération.fr , le 12 07 2022
La dématérialisation des services publics entraîne une situation de «maltraitance institutionnelle», alerte la Défenseure des droits, Claire Hédon, dans son dernier rapport annuel rendu le 5 juillet. Et pour cause : 80 % des réclamations qu’elle a reçues en 2021 concernent des difficultés dans les démarches administratives liées à la numérisation des services publics : fermeture des guichets de la SNCF, mails sans réponse à la CAF, etc. Cette dégradation des services publics est une conséquence d’une «privatisation qui ne dit pas son nom», explique Gilles Jeannot, coauteur avec Simon Cottin-Marx de « la Privatisation numérique. Déstabilisation et réinvention du service public (Raisons d’agir, 2022).
Q : Quand la numérisation des services publics est-elle devenue problématique ?
C’est quelque chose de récent. Au début des années 2000, la possibilité de déclarer ses impôts en ligne était un dispositif mis à disposition des personnes qui souhaitaient s’en emparer. Les choses ont changé avec le plan de transformation du service public Action publique 2022, initié en 2017, qui a permis un «passage en marche forcée», pour reprendre les termes de la Défenseure des droits. Faire ses démarches en ligne est pratiquement devenu un passage obligatoire pour l’ensemble de la population, et c’est bien là le problème. Un ménage de la classe moyenne avec deux enfants qui entre dans le profil type de la caisse d’allocations familiales (CAF) n’aura aucun problème pour effectuer une démarche en ligne. Mais si vous êtes un parent seul, avec un travail à temps partiel ou d’autres complications, le traitement de votre situation en ligne est bien plus délicat ; vous aurez donc plutôt tendance à aller au guichet. Or ces situations complexes sont plus généralement le lot des classes populaires.
Q : Quelles conséquences pour ces catégories sociales ?
Durant les années de la montée en charge de la numérisation, les guichets se sont progressivement concentrés sur les populations les plus fragiles, qui n’ont désormais plus accès à cette alternative avec la généralisation du numérique. Les classes populaires sont donc les principales victimes de la numérisation des services publics. En conséquence, s’est développée une offre de services privés, comme le site Mes-Allocs.fr qui propose contre un forfait [29,90 euros par mois à l’inscription, puis 29,90 euros par trimestre, ndlr] d’identifier les aides auxquelles on est éligible. Se développent aussi des offres plus douteuses : en raison de la diminution du nombre de guichets en préfecture, il est devenu très compliqué d’y obtenir un rendez-vous. Une plateforme comme Rendez-vous en préfecture, qui a développé un algorithme pour préempter automatiquement les créneaux mis en ligne, facture l’obtention d’un rendez-vous [en fonction des démarches jusqu’à 399,99 euros, ndlr].
Q: Pourquoi le service public peine-t-il à développer des offres simples et efficaces ?
C’est en particulier lié aux obligations spécifiques des autorités publiques. Si un acteur privé développe un site internet – pour proposer des trajets de covoiturage -, il peut se permettre de mobiliser un design très simple, intuitif et facile d’accès. Ce site ne conviendra qu’à 95 % de la population, ce qui constitue déjà une belle base de clients potentiels : il ne prévoit pas les cas de voyageurs à mobilité réduite qui ont besoin d’un fauteuil roulant, qui seraient malvoyants ou malentendants. Le service public, lui, est légalement tenu de prévoir toutes les configurations : sa plateforme sera nécessairement plus complexe, donc moins séduisante. Et les internautes, habitués à des services hyper-ergonomiques, ne peuvent que constater la différence.
Q:Vous évoquez aussi le cas de Doctolib, quasi incontournable dans la vaccination contre le Covid-19. Comment ce monopole s’est-il constitué ?
Je pense d’abord que le gouvernement, tout à sa promotion de la French Tech, a voulu soutenir le développement de cette entreprise. «Soyons fiers de Doctolib !» tweetait Cédric O, qui avait visité l’entreprise deux ans auparavant. En conséquence, elle a bénéficié d’un coup de pouce incroyable dans le cadre d’une économie de plateforme où «the winner takes all» : des millions d’utilisateurs se sont rendus sur le site pour la première fois durant la pandémie, se sont familiarisés avec l’interface et le service proposé, et deviendront probablement des clients fidèles à l’avenir. L’Etat contribue ainsi à promouvoir une conception particulière du rapport à la médecine, très éloignée de la doctrine classique du médecin traitant qui vous suit sur le temps long, connaît vos antécédents, et peut fournir un avis en contexte.
Q :La généralisation de la prise de rendez-vous en ligne fait d’ailleurs partie des problèmes pointés par la Défenseure des droits
Car cela s’accompagne d’inégalités : la Seine-Saint-Denis affichait, en février 2021, le plus faible taux de vaccination parmi les départements français. Une des explications était qu’un grand nombre de vaccins ont été captés par des habitants des départements voisins – issus de classes moyennes, plus à l’aise avec l’informatique -, au détriment des habitants du territoire, plus souvent démunis. Le phénomène concernait plus du quart des patients à Aubervilliers ou à Pantin !
Q : Comment limiter cette dégradation du service public ?
Le gouvernement propose d’accompagner les personnes ayant des difficultés d’accès, comme ça a pu être fait par des médiateurs pour l’usage d’automates à la poste ou dans le métro. Pour des fonctions administratives complexes, je rejoins la préconisation de la Défenseure des droits de maintenir un service public non numérique. Maintenir un minimum de guichets ne représente pas nécessairement un surcoût. En leur absence, on paie ce coût d’une autre manière : les personnes qui n’arrivent pas à faire leur démarche sur le site de la CAF vont devoir passer par un travailleur social, qui sera moins spécialisé et dont il faut payer le salaire, ou payer de leur poche et s’offrir les services d’un acteur privé.