L’épidémie de Covid-19, révélatrice de la poussée des théories conspirationnistes en France

Le documentaire « Hold-up », qui dénonce un complot mondial autour de la pandémie due au coronavirus, en est l’exemple le plus récent : les théories conspirationnistes sont de plus en plus populaires en France. Un enjeu démocratique de taille, à dix-huit mois de la présidentielle.

article par Lucie Soullier et Abel Mestre publié sur le site lemonde.fr, le  17 11 2020

L’apogée du complotisme devenu mainstream. Depuis la mise en ligne, le 11 novembre, du documentaire militant Hold-up, la vague conspirationniste ne cesse de déferler en France, débordant des réseaux sociaux pour alimenter « unes » de journaux et plateaux télévisés.

Le film dénonçant un complot mondial autour de l’épidémie de Covid-19 comptabilise des centaines et des centaines de milliers de vues sur Internet, une diffusion difficile à mesurer précisément tant elle se démultiplie rapidement sur différentes plates-formes. Des versions gratuites sont ainsi republiées chaque jour depuis la suppression de la payante. Des extraits tournent sur les réseaux sociaux, s’échangent sur Instagram et même sur Snapchat pour les plus jeunes. Des stars comme Sophie Marceau, appuyée par Carla Bruni, Stomy Bugsy ou une influenceuse à plus d’un million d’abonnés sur Instagram le relaient. Vérification : Les contre-vérités du documentaire « Hold-up »

Si les premières mèches virales se sont allumées dans les communautés militantes complotistes d’extrême droite ou certains groupes de « gilets jaunes », la diffusion a rapidement dépassé ces sphères pour devenir « grand public ». A tel point que son audience est devenue considérable, bien au-delà de celle des sites qui le décryptent et débusquent ses nombreuses contre-vérités.

Un tel succès interroge. Aussi bien sur la manière dont se diffusent les discours complotistes que sur les réponses à y apporter. Faut-il en parler, au risque de les promouvoir ? Ne risque-t-on pas de propulser sur le devant de la scène des théories méconnues par le plus grand nombre ? Comment chasser les contre-vérités sans être accusé en retour de faire partie du complot ?

Fourre-tout

Dans Hold-up, les recettes habituelles du complotisme sont démultipliées par une production léchée. « Un film conspirationniste, c’est une recette, note Thomas Huchon, journaliste pour le site Spicee et auteur de plusieurs documentaires sur le complotisme et les réseaux sociaux. Il y a la musique qui fait peur, le ton posé, des révélations et preuves cachées que l’on n’a pas le temps de voir, et un mille-feuille argumentatif. A la fin, tu te retrouves écrasé, tu ne peux pas tout déconstruire. »

Ce film ne déroge pas à la règle. Au bout de presque trois heures de fourre-tout alignant pseudo-arguments de bon sens et contre-vérités scientifiques, l’internaute est écrasé par une montagne d’avis et une avalanche d’intervenants. Derrière une façade de diversité, tous vont dans le même sens : une cabale mondiale serait en marche.

Se côtoient ainsi l’opinion de chauffeurs de taxi, de scientifiques, de figures bien connues de la sphère complotiste présentées comme experts, de politiques comme l’ancien ministre de la santé Philippe Douste-Blazy, ou encore de sociologues reconnus comme Monique Pinçon-Charlot. Ces deux derniers se sont désolidarisés des thèses soutenues par le film après l’avoir visionné. Mais le mal est fait.

Car si ce discours rencontre un tel succès, c’est surtout parce que le terreau était prêt. De nombreuses études montrent que les Français, dont la défiance grandit sans cesse face aux « élites » politiques et scientifiques, sont, en parallèle, de plus en plus perméables aux théories conspirationnistes, lesquelles se propagent de plus en plus vite, de plus en plus loin. En février 2019, une étude menée par l’IFOP pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch alarmait : un Français sur cinq était « d’accord » avec au moins cinq thèses complotistes. Et la plus partagée résonne avec la crise sanitaire, puisque 43 % des sondés acquiesçaient à l’idée que « le gouvernement serait de mèche avec les laboratoires pharmaceutiques pour cacher la réalité sur la nocivité des vaccins ».

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Depuis des années, aidé par des militants très organisés sur les réseaux sociaux et une crise de confiance dans les institutions, le complotisme est devenu un agrégateur des ressentiments. L’épidémie de coronavirus – comme toutes les crises – a été un accélérateur de plus, un incroyable marchepied : « Le discours antimasque est tout de même monté jusqu’à Donald Trump », note ainsi l’historienne Valérie Igounet, directrice adjointe de l’Observatoire du conspirationnisme.

« Viser les “primo-arrivants” »

Alors, pour elle, impossible de « laisser passer ». D’autant moins un film qui a acquis une telle audience si rapidement. « La question n’est pas faut-il en parler, mais comment en parler. » Et là, « on est sur un fil », convient-elle : « Il faut réfuter par des faits, décrypter, montrer qu’ils instrumentalisent une thématique avec un objectif idéologique, mais sans être dans l’accusation ou la moquerie. » Pour cela, le fact-checking reste essentiel. Même si les articles réfutant les fausses informations du documentaire se retrouvent brandis comme autant de preuves de « médias à la botte [au choix] de l’Organisation mondiale de la santé, de Bill Gates, du pouvoir » ? « Le but n’est pas de rattraper les endurcis, mais d’éviter à d’autres de prendre ce chemin », poursuit l’historienne.

Tristan Mendès France, maître de conférences associé à l’université de Paris, spécialiste des cultures numériques et des théories conspirationnistes, acquiesce : « Le debunkage [la déconstruction des contre-vérités] arrive toujours tard car on doit démonter énormément de choses, mais c’est important. Il faut viser les “primo-arrivants”, faire de la prévention. Cela représente énormément de monde. C’est un travail essentiel pour éteindre les braises, plutôt que le feu. »

Une étude publiée en mai dans Nature montre que ces « indécis » sont au cœur d’une bataille que les complotistes pourraient bien être en train de gagner. En analysant « la croissance explosive » des mouvements antivaccins sur Facebook, les auteurs concluent que « ces vues domineront dans une décennie ». Comment ? Précisément parce que les « nœuds antivaccins » offrent « un large éventail de récits potentiellement attrayants qui mêlent des sujets tels que les problèmes de sécurité, les théories du complot, la santé, la médecine alternative et aussi, maintenant, la cause et le remède du Covid-19 ». Des contenus de plus en plus commentés et relayés, non plus seulement dans les sphères convaincues, mais par des sceptiques moins radicaux de plus en plus nombreux. Une forme de complotisme « soft » se répand ainsi, qu’il faut continuer à déconstruire pour éviter le basculement de la majorité indécise et un désaveu démocratique. Même si le combat semble inégal.

« A-t-on la force d’empiéter sur leur terrain ? Je ne sais pas. Ça va demander beaucoup de temps, beaucoup d’énergie. Mais on ne peut pas abandonner », conclut Valérie Igounet, qui mène de nombreux ateliers avec l’Observatoire du complotisme auprès d’enfants, mais aussi d’enseignants « en demande d’outils ».

Thomas Huchon approuve : « Il faut préparer les gens à se prémunir. Donner des moyens à l’école, faire de l’éducation aux médias, créer une formation spécifique pour les enseignants. En gros, de la prévention pour vacciner contre l’épidémie de “fake news”. »

Don Quichotte face aux moulins à vent

Iannis Roder, professeur d’histoire en Seine-Saint-Denis, travaille justement de longues heures avec ses élèves sur le sujet. Tous les ans, il leur montre des films de propagande soviétique, sans leur dire. « Ils trouvent tous Staline super avant que je leur montre d’autres sources et qu’ils comprennent qu’ils se sont fait berner. » Mais face au flux, à la viralité, à sa parole noyée dans le flot des réseaux sociaux abreuvant ses élèves d’images et d’informations qu’ils sont incapables de hiérarchiser, le professeur convient être parfois désemparé.

« Je suis énervé par ces bâtons que nous mettent sans cesse dans les roues ces complotistes qui jouent sur du velours avec des esprits facilement accrochés et malléables… C’est destructeur, d’autant qu’on ne part pas à égalité : eux ont des grilles de lecture hypersimplistes, avec des discours rassurants finalement, puisqu’ils apportent des réponses à des choses qui n’en ont pas forcément. Et nous, on fait le pari de la construction de sens, c’est un travail de longue haleine. Forcément, avec mes histoires de sources, je suis moins séduisant que le prêt-à-penser complotiste ! » D’autant qu’il suffit d’une nouvelle vidéo partagée pour tout ruiner, au point que Iannis Roder a souvent l’impression de rejouer Don Quichotte face aux moulins à vent : « Vous vous battez, vous vous battez mais ça revient toujours. Et on n’est pas aidés, il y a beaucoup de moulins à vent… »

Systématiquement mis en cause dans les discours complotistes, les politiques sont bien placés pour mesurer la difficulté d’une riposte appropriée. Parfois, ils aggravent la situation. « Même s’il est important qu’elle existe, la parole publique peut être contre-productive pour les personnes sensibles aux discours complotistes. Il faut être vigilant à la propagation, estime Laetitia Avia, députée (La République en marche) de Paris, qui critique aussi d’autres acteurs. Sur Hold-up, les réseaux sociaux ont joué un rôle, mais aussi la télévision. CNews l’a mis à l’honneur, sans aucune contradiction. Il y a une responsabilité éditoriale de ces chaînes ».

  Mme Avia, qui a porté la proposition de loi contre la haine en ligne, souligne la responsabilité des réseaux sociaux, mais elle sait mieux que personne qu’en droit, cette question est complexe. Au nom de la « liberté d’expression », le Conseil constitutionnel a retoqué en juin ce que la députée macroniste considérait comme « le cœur du texte » : l’obligation pour les réseaux sociaux de supprimer dans les vingt-quatre heures les contenus signalés comme « haineux ». Car il ne faudrait pas que la lutte contre les « fake news » finisse par n’admettre qu’une « vérité officielle » que l’on ne pourrait pas discuter. L’équilibre est dur à trouver.

L’épisode délétère des masque

Pour Corinne Narassiguin, secrétaire nationale à la coordination du Parti socialiste, le phénomène prend d’autant plus d’ampleur que « certains ont compris qu’il y avait un intérêt politique à surfer sur ces réseaux complotistes. » Dans son viseur : « Les responsables politiques qui n’hésitent pas à mentir délibérément, pour manipuler. » Par exemple ? Marine Le Pen, qui « refuse d’admettre la victoire de Joe Biden ».

Une accusation que dément vivement l’intéressée. « Moi complotiste ? Ce n’est pas sérieux, honnêtement ! » Pour la présidente du Rassemblement national, « le complotisme est utilisé à toutes les sauces, c’est le frère jumeau des crises ». Quant aux études venant régulièrement démontrer la perméabilité particulièrement forte de son électorat aux théories conspirationnistes, Mme Le Pen les récuse.

Celle qui est déjà candidate à la présidentielle de 2022 a trouvé un autre responsable à cette percée complotiste : le gouvernement. « Ce qui nourrit le complotisme, c’est le mensonge. Comme ceux de l’Etat qui servent à la diffusion de théories tellement outrancières que l’on se demande s’il faut y répondre », avance la chef du parti d’extrême droite en évoquant le revirement autour des masques. Un épisode effectivement délétère pour la confiance dans la parole publique, et très utilisé par les complotistes pour « prouver » le reste de leur thèse.

Les « insoumis », dont l’électorat est également parmi les plus sensible au discours complotiste, ciblent eux aussi le pouvoir. « Le mensonge politique nourrit le complotisme. Typiquement : l’histoire des masques. Qu’est-ce que je peux faire contre ça ? Il me faut quatre heures d’explications pour démonter une vidéo de deux minutes », se désole Ugo Bernalicis, député (La France insoumise) du Nord.Au-delà du monde politique, la diffusion du complotisme pose un défi à une multitude d’acteurs qui doivent plus que jamais prendre le temps d’expliquer, de démontrer, sans ostraciser ni caricaturer. Pour éviter la rupture définitive avec une partie des Français.

Lucie Soullier et Abel Mestre