L’écran des mots et l’antiracisme dévoyé

Le wokisme, en renforçant des visibilités victimaires, crée des catégories à part de la population sans s’attaquer aux racines des discriminations. C’est un antiracisme dévoyé. Son approche intersectionnelle imite un processus d’assignation identitaire, déjà à l’œuvre dans les années 1970.
article par Jacqueline Costa-Lascoux* publié sur le site leddv.fr, le 14 01 2022
*Jacqueline Costa-Lascoux est juriste, sociologue et directrice de recherche honoraire au CNRS

Au sens premier du terme, discriminer relève d’un exercice de l’intelligence. Synonyme de discernement, il préside à la pensée rationnelle. Il distingue, nomme, classe, compare, pour atteindre un objectif de connaissance. Il désigne une capacité à ne pas tout confondre, parce que tout n’est pas identique, tout ne se vaut pas. Alors, à quel moment, dans la vie relationnelle des êtres humains, sa signification devient-elle péjorative, basculant dans la discrimination, délit passible de sanction pénale ?

Lorsque l’injure, la diffamation ou le refus de service constituent un traitement défavorable portant atteinte à l’égale dignité des personnes et à leurs droits, en raison d’une origine ou d’une appartenance, réelle ou supposée, la distinction se fait différentialiste et discriminatoire. C’est ainsi qu’après les décrets-lois Marchandeau de 1939 condamnant le racisme, l’incrimination de la discrimination est entrée dans le droit français avec la loi du 1er juillet 1972, qui « interdit l’incitation à la discrimination, la haine, la violence contre les personnes en raison de leur sexe, leur orientation sexuelle, leur identité de genre ou leur handicap ». Le législateur français fut le premier à prévoir une sanction pénale et non pas seulement une réparation civile comme au Royaume-Uni. Cette avancée vers une société plus respectueuse de l’égalité réelle constituait un progrès notable, alors que les États-Unis venaient à peine de sortir de la ségrégation raciale par le Civil Rights Act de 1968.

L’ignorance de l’histoire

Aujourd’hui, les adeptes du wokisme et de la cancel culture pensent découvrir ce que la loi a défini… il y a un demi-siècle ! L’ignorance de l’histoire caractérise la confusion dans laquelle certains discours se croient généreux et révolutionnaires en dénonçant les discriminations à raison de la « race » ou du « genre », mais en oubliant les débats sur le racisme et les discriminations depuis l’entre-deux-guerres1, les vingt-cinq critères de discrimination inscrits depuis dans la loi et toute une jurisprudence significative des progrès de la conscience et du droit. Pire, ils se focalisent sur deux discriminations et, en les essentialisant, ils s’enferment dans des stéréotypes qui créent les conditions d’un développement de ce qu’ils disent combattre. Ce « politiquement correct » est un appauvrissement de la pensée et de la culture2, c’est aussi un frein à la prévention.

Lorsqu’il s’agit d’appréhender les atteintes à l’égale dignité des personnes, le simplisme crée des effets pervers qui accentuent la stigmatisation sociale que l’on prétend condamner.

Construire des catégories d’analyse à partir d’une vision réductrice et anachronique de la complexité des faits sociaux dévoie la lutte contre les discriminations. Lorsqu’il s’agit d’appréhender les atteintes à l’égale dignité des personnes, le simplisme crée des effets pervers qui accentuent la stigmatisation sociale que l’on prétend condamner. De fait, renforcer la visibilité victimaire des « noirs », des femmes ou des « LGBTQIA+ », finit par créer des « catégories à part de population », sans s’attaquer aux racines et aux mécanismes de la discrimination. On assiste à une sorte de réponse-réflexe au stimulus de la couleur de la peau ou du genre revendiqué.

En France, déjà en 1977, un débat était ouvert sur la notion de « catégories à part de population » contenues dans un projet du ministre Michel d’Ornano (1924-1991). Celui-ci lançait une opération de restauration de l’habitat et ouvrait une offre de logement aux immigrés, chômeurs et mères célibataires en les regroupant dans des immeubles dédiés. En ciblant ces minorités, la catégorisation se voulait généreuse mais, parce que fondée sur un écart socioculturel à la norme, elle allait à l’encontre de l’égalité d’accès au droit et compromettait la mixité sociale. Elle annonçait un paternalisme de plus en plus éloigné de la République « une et indivisible ». Par la suite, l’importation des procédés de l’affirmative action (discrimination positive) dans les politiques de la ville3 allait contribuer à l’assignation de certaines populations à des identités malheureuses et à des territoires perdus. Cela conduira à ce que des sociologues ont appelé « les ghettos à la française » alors que, précisément, c’est l’abandon de l’égalité républicaine qui était en cause.

Le simplisme de « l’intersectionnalité »

Les tenants de l’intersectionnalité déclarent être les seuls à traiter les discriminations cumulées du racisme et du sexisme. Là encore, la naïveté est patente. La notion de cumul des discriminations sous toutes ses facettes, et non pas seulement celles visant les noirs et les femmes, a une antériorité, en France, de plus de cinquante ans. Durant les treize années précédant le vote de la loi de 1972, des débats entre la commission juridique du MRAP, des parlementaires, comme Alain Terrenoire ou Joe Nordmann, des avocats comme le bâtonnier Louis Pettiti et des universitaires avaient déjà permis d’étudier, y compris dans leur caractère cumulatif, différentes formes de discrimination et de racisme dans l’emploi, le logement, le service public, les lieux de loisirs4. Par ailleurs, la condition discriminée des femmes noires ne s’arrête pas aux caractéristiques d’être femmes et « de couleur », mais à des relations de domination plus profondes. Pourquoi figer les trajectoires individuelles et les rapports sociaux dans les filets d’une identité première ? Le métissage et la créolisation (au sens d’Edouard Glissant) irriguent la République depuis des décennies, participant à l’« extrême diversité » de la France.

On assiste à une sorte de redistribution des rôles entre les bons et les méchants, les noirs et les blancs… En vérité, derrière des mots faisant écran à l’analyse des logiques de situation, se révèle une vision racialiste et sexiste.

Le concept d’intersectionnalité remonte à un article de 1989 de Kimberley Crenshaw, juriste à l’UCLA et à Columbia University, qui proposait une approche critique de la lutte contre les discriminations. Elle entendait montrer en quoi les femmes noires sont au moins deux fois victimes (en tant que noires, et en tant que femmes), et peinent à faire reconnaître par la justice les multiples discriminations à l’emploi qu’elles subissent. Certes, mais dire que les chercheurs et les militants français ont été réticents à cette approche, parce qu’aveugles au racisme, est scandaleusement faux. Non seulement le cumul des discriminations a été étudié dès les années 1970 et la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 y a maintes fois fait allusion, mais – et c’est cela qui offusquait les collègues d’Outre-Atlantique – la réflexion englobait à la fois la nature polysémique des logiques discriminatoires et la fréquence de l’inversion des rôles dans des situations de discrimination ou de racisme : tel individu ou tel groupe peut être à la fois victime et auteur de discriminations. C’est ce point aveugle de l’intersectionnalité vantée par les tenants de « la convergence des luttes » qui signe le caractère réducteur et caricatural de cette « théorie ». On assiste à une sorte de redistribution des rôles entre les bons et les méchants, les noirs et les blancs… En vérité, derrière des mots faisant écran à l’analyse des logiques de situation6, se révèle une vision racialiste et sexiste7.

Le réveil du racisme et de l’antisémitisme

L’idéologie woke (éveil) instaure un travail de « déconstruction » et de fragmentation sociale, qui entraîne l’exclusion de l’Autre, le licenciement du contradicteur, la peur de prononcer certains mots tabous, la haine de celui qui n’entre pas dans les cases de la bien-pensance : statues déboulonnées, censure ou interdiction de films, de pièces de théâtre, autodafés de livres, atteintes à la liberté d’expression, refus d’embauches ou mises à pied d’enseignants et d’artistes dont les points de vue ou la simple présence, la couleur de peau ou l’origine seraient considérés comme « blessants » ! On se croirait revenu au temps de la National Legion of Decency, groupe de pression créé aux États-Unis, en 1933, pour « purifier les productions cinématographiques qui exerçaient une mauvaise influence ». L’incapacité à réfléchir hors d’un dogme rend tout débat forclos.

Antiracisme dévoyé

Peu encline à la nuance et à la rationalité, la culture woke ne craint pas d’encourager le complotisme, y compris dans sa dimension antisémite. Il ne s’agit plus de porter plainte en justice pour incriminer des injures, des actes ou des refus de service caractérisés comme discriminatoires, mais de juger a priori des origines, des appartenances ou des apparences : on ne condamne pas des personnes pour ce qu’elles disent ou ce qu’elles font, mais pour ce qu’elles sont, auteurs ou victimes. Dans La Peste, Albert Camus écrivait « la bêtise insiste toujours ». Lucidité et solidarité seront nécessaires pour sortir des effets pervers de cette maladie infantile d’un antiracisme dévoyé.

 

Notes 

  • 1 Emmanuel Debono, Le racisme dans le prétoire. Antisémitisme, racisme et xénophobie devant la loi, Paris, PUF, 2019
  • 2 / Isabelle BarbérisL’art du politiquement correct, Paris, PUF, 2019
  • 3 / Jacqueline Costa-Lascoux, « La promesse républicaine de l’intégration », Diversité, n° 193, sept.-déc. 2018
  • 4 / MRAPChronique du Flagrant racisme, Préface de Casamayor, Cahiers libres 387, La Découverte,1984 (Nous avions rédigé la 1re partie « Naissance d’une loi », pp. 7-41
  • 5 / Fernand BraudelL’identité de la France. Espace et histoire, Arthaud/ Flammarion, 1986.
  • 6Nous ne plaidons pas en faveur de l’ignorance des particularismes, écrivait Martine Charlot, mais nous ne pensons pas que ces derniers doivent être objectivés pour créer de faux clivages entre les êtres humains ou pour isoler un groupe dans une singularité qui empêcherait une véritable reconnaissance des droits légitimes », in Des jeunes Algériens en France. Leurs voix et les nôtres, Editions du C.I.E.M.M., Paris, 1981, p. 173.
  • 7 / Rachel KhanRacée, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2021.
  • 8 /  Le trigger warning se répand dans les bibliothèques universitaires anglaises : par une étiquette ou un avant-propos, on alerte les lecteurs du caractère potentiellement offensant d’un livre. On ne parle plus d’atteinte à la dignité ou aux droits des personnes, mais de ce qui est « hurtful » (blessant)

Article paru dans la revue de la LICRA, Le Droit de Vivre n° 685, hiver 2021 (numéro offert à télécharger)