Le « paradoxe » du fait religieux en entreprise

Selon le Baromètre du fait religieux en entreprise, publié jeudi, l’articulation entre le fonctionnement de l’entreprise et la pratique religieuse pose peu de problèmes, mais les attitudes « rigoristes » sont en augmentation.
article par Louise Couvelaire publié sur le site lemonde.fr, le 06 05 2021
La tendance s’affirme. En France, « deux réalités du fait religieux en entreprise cohabitent ». Dans une très large majorité des cas, la pratique religieuse des salariés crée peu de problèmes. A l’inverse, dans une minorité de situations, les difficultés posées par une pratique affirmée sont de plus en plus complexes. C’est ce que souligne l’édition 2010-2021 du Baromètre du fait religieux en entreprise (qui existe depuis 2013), publiée jeudi 6 mai par l’Institut Montaigne.


En France, plus des deux tiers des entreprises sont concernées, de façons différentes, par la question du religieux au travail. Une dynamique plutôt stable depuis 2016. « Il s’agit le plus souvent de demandes d’absences ou d’aménagement de plannings, ou encore de port de signes religieux visibles », écrit l’auteur, Lionel Honoré, professeur des universités à l’Institut d’administration des entreprises (IAE) de Brest et directeur de l’Observatoire du fait religieux en entreprise.

Ces préoccupations sont principalement liées à l’islam (dans 73 % des cas observés) et, dans une moindre mesure, au catholicisme (20 %), au judaïsme (15 %) et au protestantisme évangélique (13 %). Les musulmans et les évangéliques sont « les plus visibles ». Les premiers dans une proportion bien plus importante que les seconds, dont les manifestations de religiosité insistantes, qui apparaissent pour la première fois dans les radars de l’étude, restent encore très « marginales ». « Il faut toutefois souligner que le fait religieux le plus fréquent est invisible : la majorité des pratiquants, et ce quelle que soit leur religion, ne laissent pas voir sa religiosité au travail », relève Lionel Honoré en préambule.

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Peu de problèmes et peu de tensions
Dans la très grande majorité des situations (85 %), l’articulation entre le fonctionnement de l’entreprise et la pratique religieuse pose peu de problèmes et se fait « de manière intelligente, pragmatique et apaisée », observe l’auteur. Les salariés croyants ne donnent pas toujours de raison religieuse à une demande.

Même le port du voile génère peu de tensions. « Les salariés comme les manageurs savent de mieux en mieux ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas », commente M. Honoré ; 50 % des situations nécessitent une intervention managériale, et dans un cas sur cinq, cela se traduit par des conflits, une « évolution en pente douce » depuis 2013.

A la marge (15 %), des problèmes réels surgissent. Certains relèvent de logiques d’affrontement et d’intolérance, les demandes se transforment alors en revendications. Il peut s’agir de comportements discriminants envers les femmes ou les personnes qui ne pratiquent pas la même religion, et le refus de réaliser des tâches. Des attitudes « rigoristes » perçues comme « inacceptables » et en augmentation par rapport à 2019 : 12 % cette année, contre 8 % il y a deux ans. « C’est le paradoxe de ces évolutions, note l’auteur. D’un côté, la majorité des cas ne pose pas ou peu de problèmes, les questions se règlent de manière apaisée. De l’autre côté, dans une minorité de cas, la situation s’est aggravée et se tend. »


Les comportements à l’égard des femmes − refus de travailler avec une femme, sous les ordres d’une femme ou de serrer la main d’une femme −, agrégés pour la première fois dans l’étude, se placent à la troisième position (13 %) des faits religieux les plus fréquents, derrière l’absence et l’aménagement du temps de travail (29 %) et le port visible d’un signe religieux (24 %), devant le temps de prière pendant la pause (12 %).


Les comportements les plus problématiques « sont principalement le fait d’hommes relativement jeunes [34 % ont entre 20 et 30 ans, 40 %, entre 30 et 40 ans] et d’un niveau socioprofessionnel relativement bas », note l’auteur. C’est surtout dans les entreprises de plus de 1 000 salariés que le fait religieux est le plus présent (43 % des cas), principalement dans les secteurs du transport et de la logistique, du BTP, du commerce et de la grande distribution.


Discriminations liées à la religion
Les cas concernent des employés dans 39 % des cas, des ouvriers à 34 %, des encadrants à 16 %. Dans 6 % des situations, il s’agit de cadres supérieurs, et dans 5 %, de dirigeants. « Ce profil type du jeune homme peu qualifié montre que le problème ne concerne pas seulement les entreprises, mais le rapport à la religion d’une génération qui voit la religion comme un système de normes qui s’impose aux autres systèmes de normes », analyse Lionel Honoré.

Parallèlement, 21 % des personnes interrogées ont repéré, occasionnellement ou régulièrement, des situations de discrimination liées à la religion. Un chiffre stable par rapport à 2019. « Quelle que soit sa religion, celui ou celle qui révèle sa pratique s’expose à un risque de stigmatisation », résume l’auteur, qui évoque une « méfiance de la société vis-à-vis des religions ».

S’il s’agit le plus souvent d’une mise à l’écart lors d’une discussion, de remarques déplaisantes ou de moqueries, toutes religions confondues, les musulmans sont davantage victimes de discrimination en général (24 % d’entre eux ont été concernés). Ils concentrent par ailleurs près de 70 % des situations de discrimination à l’embauche.

L’auteur évoque « une discrimination de précaution liée à la peur des recruteurs d’être par la suite confrontés à des problèmes qu’ils anticipent comme délicats à gérer » ; 22,9 % des personnes interrogées estiment ainsi qu’il est préférable d’éviter de recruter une personne visiblement pratiquante.

Louise Couvelaire