Dans sa collection “Ces débats que les politiques devraient avoir”, l’hebdomadaire Marianne vient de publier un nouveau dossier entièrement consacré à la laïcité, principe vital de la République française. Un dossier dans lequel figure cet article consacré à la volonté d’Atatürk et Bourguiba, convaincus que l’omniprésence de l’islam bloquait le développement des peuples turcs et tunisiens, d’engager des réformes inédites en s’inspirant de la laïcité à la française..
article par Martine Gozlan, publié sur le site marianne.fr, le 04 03 2021
« Dans la bibliothèque de Mustapha Kemal – Atatürk – encore ouverte il y a quelques années aux visiteurs dans le mausolée d’Ankara, on voyait, annotés, des exemplaires de Voltaire et de Montesquieu. Cette phrase, notamment, de L’Esprit des lois : « Dans la naissance des sociétés, ce sont les chefs des républiques qui forment l’institution, et c’est ensuite l’institution qui forme les chefs des républiques ». Atatürk (1881-1938) fonda et forma la République turque, premier pays laïque des terres d’islam, en s’appuyant sur les idées que ce grand lecteur, athée déclaré, avait reconnues comme novatrices et universelles chez les philosophes français. La bibliothèque de Habib Bourguiba, (1903-2000), premier réformateur de l’islam en terre arabe, se déchiffra longtemps dans les rues de son pays, sur le visage découvert des femmes, à travers la brise sur leurs épaules nues.
Atatürk et Bourguiba ont voulu changer l’Orient. Pour l’arracher à ses pesanteurs, il fallait en extirper les diktats coraniques. « Que les femmes soient libres ! Qu’elles se cultivent ! » écrit très tôt le jeune Mustapha Kemal. Et aussi : « Le peuple turc a besoin d’une éducation moderne. Il faut le débarrasser des influences orientales qui pèsent sur la société et sur les individus. Pour pouvoir changer le peuple turc, il faudra de grandes réformes. » (cité par Alexandre Jevakhoff dans Atatürk, Tallandier). C’est ce qu’il accomplira, souvent au prix de la violence, en plaidant la renaissance nécessaire d’une Turquie humiliée, sur les décombres du défunt empire ottoman. « Adieu l’Orient ! » titre la presse du Caire en apprenant l’abolition du califat en 1924. Et c’est vrai. De là découleront l’interdiction des tribunaux islamiques, de la polygamie, de la répudiation, le voile fortement déconseillé. Tout ce qui avait édifié – pour toujours croyait-on – une Turquie culturellement moderne et occidentalisée. Presque francisée.
CHANGER L’ORIENT
« Les kémalistes puisent, pour une grande part, l’esprit de leur conception nouvelle de la sécularisation dans la laïcité française dont ils adoptent le terme – laik – écrit le chercheur Thierry Zarcone (La Turquie moderne et l’islam, Flammarion) le projet repose sur le contrôle et la réforme de l’islam. Leur principal inspirateur est Emile Durkheim (…) sa sociologie des religions développe un athéisme dogmatique ». Toutefois la séparation entre l’État et la Mosquée — notre spécificité hexagonale — n’atteindra pas le Bosphore. L’État se contentera de mettre la Mosquée sous tutelle.
Bourguiba, lui, ne se dit pas athée. Impossible pour un homme qui base toute sa révolution sur la réinterprétation du Coran. Dès les premiers mois de l’indépendance tunisienne, proclamée en mars 1956, il s’attelle à la rédaction de son Code du statut personnel. Le Rais, qui aime les idées et les femmes, les lâche comme des colombes dans le ciel tunisien renaissant. « Nous nous sommes conformés à l’esprit du Livre saint qui s’oriente vers la monogamie, affirme-t-il en présentant son Code. Notre décision en cette matière ne contredit aucun texte religieux et se trouve en harmonie avec notre souci d’égalité et de justice entre les sexes. » Il ajoute même, avec une ironie qui vient tout droit de ses années d’étudiant parisien : « Les défenseurs de la polygamie devraient admettre dans un esprit d’équité que la femme soit polyandre en cas de stérilité de l’époux. » Le voile est interdit dans les écoles.
La bande d’actualité qui filme le dévoilement de la femme tunisienne par Bourguiba est en noir et blanc. Une autre ère. De sa main fine, il écarte les pans du voile d’une inconnue. Elle le fixe, fascinée. Quand l’étoffe tombe sur ses épaules, il en arrange délicatement les plis et lui caresse la joue. Leurs deux sourires se confondent. Elle était la femme-symbole qu’il venait de libérer du « chiffon » (ses propres mots) en promulguant le Code. Une exception pour l’héritage, le dernier bastion qu’il n’avait pu enlever aux ulémas : à une femme n’échoit toujours que la moitié de la part dont hérite un homme.
Sa première épouse, Mathilde, française, qui a onze ans de plus que lui, se convertit pourtant à l’islam l’année suivante. Il est probable que le Raïs n’y est pas pour grand-chose. Amoureux fou de sa maîtresse depuis 1943, Wassyla Ben Ammar, il divorcera de Mathilde en 1961 pour épouser cette compagne opulente et combative que les Tunisiens surnommeront « Majda », l’illustre.
UN VERRE DE LAIT DEVANT LES CAMÉRAS
Heureux et assuré de son pouvoir, le président aux yeux bleus – ce bleu berbère qui ne s’est pas dissous dans l’arabité – veut aller encore plus loin. Voilà qu’il ose contester le ramadan. En s’appuyant toujours sur le droit d’interpréter l’islam et les comportements de Mahomet. Le prophète n’a-t-il pas rompu le jeûne pour livrer bataille ? « Moi aussi, je vous dis de ne pas observer le jeûne pour pouvoir affronter votre ennemi qui est la misère, le dénuement, l’humiliation, la décadence et le sous-développement, lance Bourguiba. Au moment où nous faisons l’impossible pour augmenter la production, comment se résigner à la voir s’effondrer pendant tout un mois pour tomber à une valeur voisine de zéro ? Les horaires administratifs et scolaires ne seront donc plus aménagés en fonction du ramadan. » Joignant le geste à la parole, il boit un verre de lait devant les caméras, pulvérisant en une seconde la soumission ancestrale au messager d’Allah.
Le verre de lait, le dévoilement… C’en est trop pour le royaume des sables, au loin, pour l’Arabie des Saoud. Elle veut régenter l’Oumma, la communauté internationale des croyants, sur le mode du prêcheur Mohammed Ibn Abdelwahhab, qui, au XVIIIe siècle, conclut son pacte obscurantiste avec le fondateur de la dynastie. Le grand mufti de La Mecque émet une fatwa condamnant à mort le président tunisien pour « impiété et apostasie ». Le texte est une accumulation d’insultes. Les islamistes d’Ennahdha, plus tard, les réactiveront avec jouissance.
Mais l’héritage de Bourguiba, même trahi aujourd’hui par le médiocre Kais Saied, l’actuel président tunisien, n’en finit pas de féconder l’histoire de son pays. « Le bleu de ses yeux est La Mecque de tous ceux qui se proclament des lumières de son esprit » écrit l’essayiste Hamadi Redissi, qui fut menacé de mort par les islamistes, dans son ouvrage sur le wahhabisme (Le pacte de Nadjd, Le Seuil). Quant au regard d’Atatürk, d’azur lui aussi, il hante toujours ses adversaires et ses nostalgiques. Le réformateur tunisien restait « marqué par la tradition positiviste et humaniste que lui ont léguée ses maîtres français et fasciné depuis longtemps par l’expérience kémaliste » rappellent Sophie Bessis et Souhayr Belhassen dans leur biographie. (Bourguiba Editions Elyzad). Pour les deux hommes partis à l’assaut de la citadelle coranique, la France, qui fut pourtant leur adversaire, n’était jamais loin.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
Turquie
1924. Abolition du califat.
1925. Dissolution des confréries, fermeture de leurs couvents, confiscation de leurs biens. Fermeture des mausolées, interdiction des guérisseurs et magiciens.
1926. Création du Code civil (sur le modèle suisse) qui remplace la charia. Fin des tribunaux islamiques. Interdiction de la polygamie et de la répudiation. Le port du voile est déconseillé.
1928. Remplacement de l’alphabet arabe par l’alphabet latin.
1931. Le parti au pouvoir, le CHP (Parti républicain du Peuple) adopte les « six flèches » : républicanisme, nationalisme, populisme, étatisme, laïcité, révolutionnarisme.
1934. Droit de vote et d’éligibilité pour les femmes. Transformation en musée de la basilique Sainte-Sophie, mosquée depuis la conquête de Constantinople par Mehmet le Conquérant en 1453
Tunisie
1956. Dès la proclamation de l’indépendance, promulgation du Code du statut personnel : abolition de la polygamie, de la répudiation et mariage seulement si consentement de la femme. Age du mariage fixé à 15 ans pour la fille et 18 ans pour le garçon. Il passe à 17 ans et 20 ans en 1959. Abolition des tribunaux religieux.
1957. Interdiction du voile à l’école. Démantèlement de l’université religieuse, la Zitouna. Les femmes obtiennent le droit de vote.
Par Martine Gozlan