Laïcité : au commencement fut l’intolérance religieuse…

Interrogé par L’Obs le 27 octobre dernier, le ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, faisait observer qu’aujourd’hui « beaucoup de jeunes (…) considèrent [la laïcité] comme une suite d’interdits et non comme un espace de liberté ». De fait, une étude réalisée en 2021 pour la Licra auprès des lycéens révélait qu’ils étaient 38 % à voir dans la laïcité un concept « dépassé » et 43 % à juger « discriminatoires envers au moins une religion » les lois qui lui sont associées. Pourtant, si le long parcours historique qui a mené de « l’idée laïque » à la mise en place d’un « dispositif politico-juridique » de séparation des sphères politique et religieuse à la fin du XIXe siècle nous instruit d’une certitude, c’est bien que la laïcité, née de l’intolérance religieuse, constitue encore  une réponse exactement ajustée aux défis et aux épreuves de notre époque.
article par Benoît Drouot (professeur agrégé d’histoire-géographie) publié sur le site leddv.fr le 17 12 2022

Au commencement fut l’intolérance religieuse

Bien avant que le mot « laïcité » et « la réalité juridique » qu’il désigne n’apparaissent, l’impératif de désintriquer pouvoir politique et pouvoir religieux pris sa source dans l’intolérance dont le catholicisme, mais aussi le protestantisme à compter du XVIe siècle, furent les fauteurs, du Moyen Âge à la Révolution française.

Durant ces longs siècles, l’Église catholique pratiqua une brutale police de la pensée, assurée en cette entreprise de l’appui du pouvoir royal. Durant leur sacre, les rois de France faisaient en effet serment, devant l’archevêque de Reims, d’« exterminer (…) les hérétiques notés et condamnés par l’Église ». L’apparition du livre imprimé, à la fin du XVe siècle, conduisit l’Église à mettre en place un puissant appareil de censure des productions écrites susceptibles d’affaiblir son autorité. Très vite, les condamnations tombèrent et les premiers bûchers s’embrasèrent. Deux siècles plus tard, les philosophes des Lumières devaient toujours ruser pour échapper à la vigilance des censeurs ecclésiastiques.

La tolérance, comme le rappelle le philosophe Henri Peña-Ruiz, « atteste un rapport de domination ». C’est pourquoi elle ne saurait être confondue avec la liberté.

L’obscurantisme brutal et meurtrier ne fut pas l’apanage du seul catholicisme. À Genève, le protestant Jean Calvin « supprim[a] toute liberté de pensée, toute indépendance, au profit de sa seule doctrine », comme s’en indigna l’écrivain autrichien Stefan Zweig dans un pamphlet écrit en 1936, alors que la nuit fasciste s’abattait sur l’Europe. Le médecin et théologien Michel Servet, que Calvin fit brûler vif en 1553 pour « hérésie », paya le prix de ce totalitarisme théocratique.

Partout en Europe, les incroyants aussi s’exposaient à une répression sans borne. Quelques noms sont bien connus : Étienne Dolet, brûlé à Paris en 1546 avec trois autres imprimeurs ; Giordano Bruno, brûlé vif en 1600 par l’Inquisition catholique ; ou Giulio Cesare Vanini, exécuté en 1619 pour « crimes d’athéisme (…) ». Le curé ardennais Jean Meslier (1664-1729) eut la prudence de ne pas rendre publiques de son vivant les opinions athées et subversives qu’il nourrissait.

Cette intolérance religieuse, souligne l’historienne Rita Hermon-Belot, dérivait du sens nouveau dont le christianisme dota le mot latin religio à la fin de l’Antiquité. Non plus entendu comme la répétition scrupuleuse de rites ancestraux (sens que les Romains lui donnaient avant le christianisme), il désigna à présent l’adhésion à une vérité absolue. Et dès lors que les chrétiens conjuguèrent leur fatuité à détenir l’unique vérité avec la vocation universelle qu’ils assignèrent à leur foi (convertir toutes les nations du monde), les autres croyances furent combattues comme autant d’obstacles au triomphe de la « vraie religion ».

La tolérance, fausse liberté

Au XVIe siècle, l’éclatement du monolithisme religieux consécutif au développement irrépressible du protestantisme questionna les conditions d’une coexistence pacifique entre des théologies irréconciliables.

L’édit de Nantes de 1598 constitua la réponse politique. S’il fut davantage le produit de « la lassitude des belligérants et de l’opinion » que la concrétisation d’un idéal de tolérance, comme le précise l’historien Yves-Marie Bercé, c’est bien à une configuration de ce type qu’il aboutit : le roi, dont le pouvoir politique était adossé à la religion majoritaire, octroyait des droits inégaux à une minorité sur laquelle pesaient restrictions et interdits (exercice du culte proscrit à moins de cinq lieues de Paris, par exemple). La tolérance « atteste, comme y insiste le philosophe Henri Peña-Ruiz, un rapport de domination ». C’est pourquoi elle ne saurait être confondue avec la liberté.

En laïcisant l’état civil en 1792, les révolutionnaires levèrent les « effets discriminatoires » qui résultaient de l’enregistrement des naissances, mariages et décès, réservé jusqu’alors à l’Église catholique.

Sur le plan philosophique, l’Anglais John Locke (1632-1704) esquisse l’une des premières théorisations de la tolérance, qui consiste, à ses yeux, dans le choix laissé à chacun de déterminer son appartenance religieuse. Ce qui suppose une autonomisation de la sphère privée par rapport à la sphère publique et politique, comme le fait justement observer la philosophe Catherine Kintzler. Cependant, chez John Locke, contrairement à son contemporain français Pierre Bayle (1647-1706), la tolérance s’arrêtait là où commençait l’athéisme, suspecté de fragiliser la cohésion sociale.

De la liberté

« C’est à la Révolution française qu’il revient de rompre le plus nettement avec les atermoiements de la tolérance », souligne Rita Hermon-Belot. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 fit œuvre fondatrice. Par ses articles 10 et 11, la pensée et son expression publique sont libérées du contrôle de l’État et de l’Église, et par son article 6 l’égalité en droit des individus, quelles que soient leurs convictions, est décrétée. En outre, en laïcisant l’état civil en 1792, les révolutionnaires levèrent les « effets discriminatoires » qui résultaient de l’enregistrement des naissances, mariages et décès, réservé jusqu’alors à l’Église catholique.

En ne reconnaissant plus aucun culte, l’État décidait en 1905 de les autoriser tous, mais de n’en financer et de n’en privilégier plus aucun. En ce sens, la loi de séparation est une loi d’égalité.

Du fait de l’instabilité politique du XIXe siècle, il fallut cependant attendre la IIIe République pour que la séparation des sphères politique et religieuse devînt un principe politique et juridique au fondement de notre démocratie. Dans la décennie 1880 l’école primaire publique était laïcisée, c’est-à-dire libérée de l’ingérence que l’Église exerçait jusque-là sur les programmes et sur le choix des maîtres. Et en 1905, la loi de séparation des Églises et de l’État mettait fin aux privilèges (financiers notamment) dont jouissaient depuis l’époque napoléonienne le catholicisme, le luthéranisme, le calvinisme et le judaïsme. En ne reconnaissant plus aucun culte, l’État décidait de les autoriser tous, mais de n’en financer et de n’en privilégier plus aucun. En ce sens, la loi de 1905 est une loi d’égalité.

Ce faisant, les républicains bâtissaient un État moderne, désaffilié de toute option spirituelle (l’État est aconfessionnel), gage d’une République neutre et impartiale dont l’action est tournée vers l’intérêt général. Le sens profond de la laïcité réside dans cette distinction essentielle entre l’universel, c’est-à-dire la chose commune, et le particulier, c’est-à-dire la chose personnelle à chacune et chacun. Dans une démocratie moderne, les lois religieuses, quelles qu’elles soient, ne sauraient déterminer la loi commune. Principe qu’Henri Peña-Ruiz énonce dans une formule aussi simple que lumineuse : « Ce qui n’est que de certains ne peut s’imposer à tous ».

La laïcité, garantie d’une coexistence pacifique et libérale

Ceux de nos élèves qui jugent discriminatoires les lois de laïcité ne devraient pas ignorer qu’elles dérivent historiquement des intolérances religieuses, dont notre présent donne encore si souvent le spectacle, ici et ailleurs. La séparation des sphères politique et religieuse fut la condition impérieuse, en France, de la paix civile dans l’espace public, de la liberté pour chacune et chacun, et de l’égalité des droits pour tous.

Les non-croyants, composante majeure d’une société française à présent largement sécularisée, doivent avoir l’assurance de ne pas se voir imposer ce en quoi ils n’ont pas foi.

Ceux qui campent la laïcité en un principe liberticide feignent d’ignorer que les croyants jouissent en France de toutes les libertés nécessaires à l’expression individuelle et collective de leur foi. Cette garantie, les républicains de 1905 l’ont gravée dans l’article premier de la loi de séparation. Depuis, ces libertés ont même été étendues. De sorte que les agents de la fonction publique et les élèves peuvent désormais solliciter une autorisation d’absence pour des fêtes religieuses non inscrites au calendrier ou que la loi fait droit à l’abattage rituel de déroger à l’obligation d’étourdir les animaux.

De leur côté, les non-croyants, composante majeure d’une société française à présent largement sécularisée, doivent avoir l’assurance de ne pas se voir imposer ce en quoi ils n’ont pas foi. C’est une des conditions d’une diversité qui rassemble, plus qu’elle ne fragmente la nation. C’est en ce sens que l’expression publique est régulée pour tous, croyants et non-croyants, qui ne peuvent, pas davantage les uns que les autres, faire la promotion de la discrimination ou l’apologie de la violence, afficher ostensiblement leurs convictions dans les établissements scolaires publics, ou contraindre un individu à adopter ou à abandonner des croyances.

Eu égard à ce qu’endurent de nombreux peuples et de nombreuses minorités aujourd’hui à travers le monde, souvent du reste dans des États dont les lois et les dirigeants sont inféodés à des préceptes religieux, il est aussi insensé qu’irresponsable de laisser accroire que les régulations qui s’imposent en France aux croyants s’apparentent à de la discrimination ou à de la persécution. Un tel relativisme fait le jeu des ennemis des libertés et de l’égalité en droit.

Plus que jamais, la laïcité

Les trois principes constitutifs de la laïcité – neutralité de l’État, égalité en droits et liberté de pensée –, sont les pierres angulaires de notre pacte républicain et de notre vie démocratique. Ils sont parfaitement adaptés aux défis de notre temps.

Le premier de ces défis est celui de la « composition française », selon la jolie formule de l’historienne Mona Ozouf. Tissée d’une multitude de croyances, de non-croyances, de cultures et de traditions, la société française d’aujourd’hui est une bigarrure. La laïcité est le socle politique et juridique qui organise les conditions de l’expression libre de cette diversité de convictions et de la coexistence pacifique de cette pluralité culturelle ; ainsi l’État laïque se pose-t-il, comme aimait à le clamer Georges Clemenceau, en garant de « la liberté dans la diversité ».

Le caractère laïque des enseignements est tout empli de la conviction de Condorcet que le but de « toute instruction [est] de n’enseigner que des vérités », c’est-à-dire des savoirs, non des croyances.

Le retour de l’intolérance, de la censure et du fanatisme au nom de Dieu constitue un autre des défis majeurs de notre époque. Si la laïcité est la cible des prêcheurs d’intolérance, c’est précisément parce qu’elle est le rempart qui autorise chacune et chacun à vivre selon ses convictions, dans l’échange et la délibération, parfois dans la controverse et la querelle. Un espace laïque est un champ démocratique ouvert à la critique des idées, à la confrontation des points de vue, des conceptions philosophiques, idéologiques et religieuses, aussi diverses et antagonistes soient-elles. La croyance n’est qu’une croyance, la conviction n’est qu’une conviction. Transformer l’une ou l’autre en un absolu irrécusable, qu’il s’agirait de soustraire au débat et à la critique, parfois mordante et dérangeante, ouvre assurément la voie à l’obscurantisme, au dogmatisme et au fanatisme, dont Voltaire écrivit en 1764 dans son Dictionnaire philosophique qu’il est une « fureur infernale (…) incompatible avec la tranquillité ».

La post-vérité est le troisième défi, qui constitue, pour le professeur de philosophie de l’éducation Eirick Prairat, une véritable « menace » pour la démocratie. Le mot, récent, renvoie à la défiance, voire à la disqualification de l’objectivité des faits. Dans l’ère de la post-vérité, ne s’opposent plus des vérités et des mensonges. Ne subsistent que des opinions et des affirmations qui se valent toutes. La vérité « ne compte plus ». La post-vérité est l’ère des conspirationnismes, des complotismes et des croyances et délires en tous genres.

Face à ce qui apparaît comme un vrai péril pour la démocratie, la laïcité scolaire est une digue. Car le caractère laïque des enseignements est tout empli de la conviction de Condorcet que le but de « toute instruction [est] de n’enseigner que des vérités », c’est-à-dire des savoirs, non des croyances. Les savoirs sont de l’ordre de l’universel, en cela qu’ils sont des hypothèses validées par des protocoles collectivement établis et reconnus ; les croyances, à l’inverse, sont de l’ordre du multiple, du particulier, et elles se dispensent de l’administration de la preuve. « (…) la vérité (…), écrivait Condorcet, n’est toute puissante que sur les esprits accoutumés à en reconnaître, à en chérir les nobles accents ». C’est pourquoi, l’école ne doit rien céder de son ambition d’éclairer, d’émanciper et d’éveiller à l’esprit critique.

D’une grande modernité, la laïcité est plus que jamais nécessaire à la cohésion nationale et à la vie démocratique. En la défendant, en la préservant, nous nous élevons à la hauteur de vue et à l’intelligence politique de ceux qui en furent les artisans.

Au lendemain du vote de la loi de séparation des Églises et de l’État, Louis Méjean, le principal collaborateur d’Aristide Briand, écrivait : « nous entrons dans une ère nouvelle ». Les législateurs républicains de 1905 furent de véritables visionnaires. Ils conçurent et votèrent une loi pour leur temps, qui demeure un socle pour le nôtre. La loi du 9 décembre 1905 n’est pas dépassée, les lois de laïcité ne sont pas discriminatoires. D’une grande modernité, la laïcité est plus que jamais nécessaire à la cohésion nationale et à la vie démocratique. En la défendant, en la préservant, nous nous élevons à la hauteur de vue et à l’intelligence politique de ceux qui en furent les artisans.

Puisse notre jeunesse méditer avec le soin et la profondeur qu’elle mérite cette exhortation qu’Émile Zola lança, en 1897, à celle de son temps : « Jeunesse, jeunesse ! Souviens-toi des souffrances que tes pères ont endurées, des terribles batailles où ils ont dû vaincre, pour conquérir la liberté dont tu jouis à cette heure. Si tu te sens indépendante, si tu peux aller et venir à ton gré, dire dans la presse ce que tu penses, avoir une opinion et l’exprimer publiquement, c’est que tes pères ont donné de leur intelligence et de leur sang. (…) Remercie tes pères, et ne commets pas le crime d’acclamer le mensonge, (…) l’intolérance des fanatiques (…). La dictature est au bout ».