Si la loi de 2004 sur les signes religieux ostensibles à l’école doit être appliquée, la laïcité à l’école n’a pas besoin d’être invoquée systématiquement pour les abayas ou les qamis, estime Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l’islam de France.
tribune publiée sur le site lemonde.fr publiée le 27 12 202
La langue de Molière se voit enrichie de nouveaux arabismes tels qu’« abaya », « qamis » ou encore « jilbab », comme elle le fut jadis, avec plus d’attrait et d’enthousiasme, en accueillant les mots « algèbre », « algorithme » ou « arobase ». Les habits que décrivent ces vocables et les « signalements laïcité » qu’ils ont induits sont au cœur de la crise récente de l’école publique, comme le montre la récente étude de l’IFOP du 9 décembre 2022.
Comme derrière l’expression « fait religieux » il est question d’offensive islamique, quel regard, dès lors, porter sur cette rencontre qui n’en finit pas de se faire, de s’interroger et de menacer de se rompre, entre la France et l’islam ? Pourtant, l’interdépendance est indépassable – ne serait-ce que depuis le Second Empire –, tant la France a un lien ancien avec l’islam, dont une tradition éclairée peut et doit être invoquée pour protéger la jeunesse, son entreprise éducative et ses institutions de l’entrisme islamiste. Et de son côté, l’islam, otage des conservatismes pervertissant ses humanités, requiert l’appui de la République pour se hisser aux exigences de la modernité politique et intellectuelle. C’est sous sa voûte laïque qu’il pourra se prémunir des travestissements et des mystifications.
Tenue correcte exigée
« Nous sommes dans un moment historique et tragique », comme le disait Bruno Latour, qui vient de nous quitter. « Nous n’avons pas le temps mais devons le prendre », selon le philosophe. Le temps nous manque en effet alors que la maison France brûle d’un côté et prend l’eau de l’autre. Le feu embrasant est igné par les islamistes, ces activistes fossoyeurs de la pensée critique et des libertés fondamentales, promoteurs d’une identité fantasmée, magnifiée. Ils appellent à toujours davantage de rupture d’avec la société, dans une logique de défiance et de confrontation. Et l’inondation submersive est déversée par l’extrême droite, obsédée qu’elle est par la question islamique, « biberonnée » aux peurs fabriquées et à l’histoire mutilée.
Les deux périls menaçants se conjuguent et donnent à voir, même aux plus optimistes, un affrontement dont l’ombre planerait déjà sur la ville et les hommes. Cette prophétie autoréalisatrice finirait par faire passer l’archipélisation de la France de vraisemblable à probable, de virtuelle à réelle. Elle met en demeure les Français et les somme d’armer leurs idéologies, toute nuance cessante, et par là même de vite choisir leur camp.
Formule à respecter pour être admis à danser et à s’amuser en boîte de nuit, l’exigence d’une bonne tenue – dans les deux sens du terme – se justifie a fortiori pour entrer dans l’enceinte scolaire.
La laïcité, principe fondamental et salvateur, n’a pas besoin d’être invoquée systématiquement pour faire respecter cette exigence. L’autorité de l’encadrement doit être énergique avec bienveillance, efficace sans complaisance. La fermeté doit être de mise, d’autant plus que s’habiller à sa guise ne fait pas partie des libertés fondamentales de l’élève.
Quand bien même serait-il opposé que certains élèves évoquent la dimension religieuse de l’habit – affirmation fallacieuse en l’occurrence, dès lors que l’islam n’a jamais consacré un habit canonique –, cet argument fait tomber ces accoutrements ipso facto sous le coup de la loi du 15 mars 2004. Laquelle loi doit être appliquée dans toute sa rigueur sans barguigner ni tergiverser.
Pour le reste, y compris les cas de vêtements « religieux par destination », formule kafkaïenne ajoutant au non-sens de « vêtement islamique » celui de juger des intentions présupposées, on finirait par interdire le pantalon à cause d’un sarouel « religieux par destination »… Les personnels éducatifs, qui doivent être soutenus et accompagnés afin de ne pas les voir verser dans l’autocensure, ont à veiller à ce que l’on ne vienne pas en classe en crop top, en boubou, en djellaba, en sari, en bigouden… L’école n’est pas une scène de représentations folkloriques. Il n’est pas acceptable d’être suspendu aux dires des élèves et au sens qu’ils veulent bien donner, quotidiennement, à leurs mascarades, ni aux « destinations vestimentaires » parachevant de rendre illisibles les faits, les règles et surtout les sorties de crise.
Destin commun
Il y a une erreur manifeste à affaiblir le principe de laïcité en le mobilisant sans cesse dans des champs où la loi commune et les règlements intérieurs suffisent. Il demeure si précieux et fondamental face aux atteintes graves telles que le refus de la mixité femmes-hommes ou l’affranchissement d’activités sportives, l’invocation de l’interdiction de la musique, l’intrusion de la pratique religieuse dans l’école publique ou la contestation de certains enseignements.
La sanctuarisation de l’école tant clamée est nécessaire mais pas suffisante. La laïcité et la République doivent être données à comprendre, à pratiquer, à estimer. La recherche du bien commun et la défense d’un destin tout aussi commun doivent être lues et comprises par tous, dans cette pluralité sociétale inhérente à la notion même de République, dans son universalisme, sans qu’elle ait à négocier avec des groupes ou des communautés.
S’agissant de la laïcité, s’accole à elle une fragilité originelle, celle d’être incomprise par une partie de la jeunesse française. Ce principe serait pourvoyeur d’athéisme et cacherait une charge contre le religieux en général et contre l’islam en particulier. Grevé par tant d’ambiguïtés et de brouillages savamment entretenus par les influenceurs, entrepreneurs identitaires et « gestionnaires du sacré », ce principe-clé de la nation n’a pas rencontré la jeunesse des quartiers dits sensibles et défavorisés, sa cible première. Celle-ci cherche dès lors au mieux à contourner ce principe, voire à le déconstruire et à le contrecarrer.
La laïcité doit être aussi et surtout donnée à aimer, aimée comme une chance, une protection, une ouverture sur les passés inscrits dans des récits communs, sur des présents productifs et féconds et sur des futurs fertiles et radieux.
Ghaleb Bencheikh (islamologue) est président de la Fondation de l’islam de France.