On s’interroge aujourd’hui sur les processus de sélection des élites qui semblent restreindre le vivier à des catégories coupées du pays profond. L’expérience de l’Institut de l’Engagement montre qu’avec de l’imagination et de l’énergie, on peut créer une méritocratie républicaine mieux connectée aux réalités du terrain.
article signé Michel Berry et oublié sur le site theconversation.com, le 08 05 2019
En 2010, Claire de Mazancourt, ingénieure du corps des Ponts voulant sortir de la voie qui lui était tracée, rencontre Martin Hirsch qui vient de créer le service civique. Ce dernier est convaincu qu’il faut lancer en complément une initiative d’envergure pour booster des jeunes de talent bloqués par des problèmes de diplômes ou de réseaux : décrocheurs scolaires, jeunes mal orientés dont le diplôme n’ouvre aucune porte ou qui ont abandonné, résidents en ZEP, etc. Pourquoi ne pas créer une nouvelle grande école pour eux ?
Une nouvelle passerelle
Enthousiasmée par cette idée, elle multiplie les contacts et se rend vite compte que la création d’une grande école serait une fausse piste.
« Des DRH me disent qu’ils cherchent à diversifier leur recrutement, tout en évitant de prendre trop de risques : ils craignent que nous le créions « le diplôme de ceux qui n’ont pas pu en obtenir. » Ce n’est pas très vendeur ! Par ailleurs, créer une école délivrant des diplômes reconnus par l’État et ouvrant des équivalences aurait demandé beaucoup de temps et de discussions avec l’administration et les universités. C’est pourquoi nous y renonçons. En revanche, mes contacts avec les écoles donnent une piste : toutes veulent diversifier leurs effectifs, mais leurs tentatives d’admission sur titres aboutissent plus ou moins au recrutement des mêmes catégories socioprofessionnelles. L’idée nous vient alors de créer un institut dont la procédure d’admission vaudrait admissibilité pour elles, les candidats retenus par l’institut passant directement l’oral d’institutions partenaires et non l’écrit, très formaté ».
Elle crée donc, sur ces bases, en complément du Service civique, l’Institut de l’engagement en 2012. Ses premiers partenaires sont Sciences Po Lille, L’EM Lyon, l’Université de Cergy-Pontoise, L’Institut régional du travail social Neuilly-Montrouge, l’INSA Toulouse. Les candidats présentés par l’Institut réussissent plutôt bien à l’oral, puis suivent le cursus de l’institution partenaire, avec succès dans plus de 90 % des cas. Les partenariats se multiplient alors ; l’Institut en compte aujourd’hui 150, dans tous les types de campus.
En 2012, l’organisation recrutait 150 lauréats dont la moitié voulait reprendre une formation, ils sont aujourd’hui 700 et 70 % reprennent les études, les autres étant accompagnés pour trouver un emploi ou créer leur activité.
Accompagnement en nature
L’Institut pensait établir avec les entreprises des partenariats dans lesquels le titre de lauréat jouerait un rôle de passeport, mais les processus de recrutement sont longs, avec nombre d’interlocuteurs, dont certains, mal informés, écartent les dossiers issus de l’Institut, pensant à une erreur de casting. De leur côté, les lauréats, souvent baignés dans un environnement défiant envers l’entreprise, ne sont pas toujours enthousiastes à l’idée d’intégrer ce type d’organisation.
C’est finalement une autre forme de partenariat qui s’est établie. Les entreprises s’engagent, non pas à recruter, mais à ouvrir leurs portes, à faciliter les rencontres avec des professionnels ou à préparer les lauréats à des entretiens d’embauche. Ceux qui veulent créer leur activité peuvent être aidés pour finaliser leur projet, accéder aux personnes et aux réseaux qui leur seront utiles.
L’école des singularités
Prendre en compte la singularité de chaque candidat étant l’essence même de l’Institut, la procédure d’admission doit le permettre. Chacun est examiné par plusieurs personnes de profils différents. Le jeune doit remplir un dossier en ligne présentant son action pendant son service civique ou dans une expérience de volontariat consistante et durable, les difficultés rencontrées et ce dont il est fier. Il doit présenter un projet et ses atouts pour le mener à bien. Son tuteur du service civique, ou son référent associatif, doit consigner son avis sur le candidat, qui doit aussi choisir un témoin qui le présente et commente son projet.
Ce dossier est lu par trois bénévoles de milieux divers (entreprises, monde académique, collectivités, etc.). Ils doivent évaluer l’implication du postulant dans la constitution du dossier, la solidité du projet et l’impression d’ensemble, et si possible donner des conseils. Ce premier jury décide s’il convient ou non de convoquer le candidat à l’oral. L’oral dure trois quarts d’heure, le jury étant composé de trois personnes, à nouveau issues de milieux divers. Elles ont pour consigne de faire en sorte que chaque candidat tire quelque chose de son oral même s’il n’est pas retenu. Pour prononcer l’admission, l’Institut s’appuie sur les avis des jurys d’admissibilité et d’admission, du tuteur et du témoin, ce qui tranche avec la sécheresse des classements des concours classiques. Ceux qui ne sont pas retenus peuvent s’adresser à l’Institut pour recevoir des conseils sur leur projet.
En 2018, pour recruter 700 lauréats, l’Institut a reçu 3 000 dossiers et rencontré 2 000 candidats pour l’oral. Il mobilise 2 000 bénévoles par an pour participer aux 270 oraux organisés dans 20 villes, puis pour parrainer les lauréats pendant leur année à l’institut.
Corriger le destin
Ce qui frappe, c’est l’énergie qui émane de tous les acteurs. Des lauréats, notamment, qui ne veulent pas rater l’occasion de corriger leur destin. Alors que la majorité suit des cursus d’établissements partenaires, l’Institut a réussi à créer un esprit de promotion. C’était une gageure avec des jeunes de 16 à 30 ans, allant du décrocheur scolaire au très diplômé, venant de banlieues difficiles, de zones rurales ou de villes prospères, valides ou handicapés, immigrés de première génération, etc. Des rituels appropriés sont mis en place : création d’un groupe Facebook très actif, organisation de trois Universités de l’Engagement par an, cycle de conférences invitant des personnalités connues, frappées par le dynamisme de l’auditoire et la pertinence de ses questions.
Des cadres d’entreprises, à l’agenda pourtant chargé, donnent de leur temps pour aider les jeunes. On retrouve le phénomène signalé dans notre article sur l’association NQT. S’occuper de jeunes donne aux cadres l’occasion de trouver du sens et une humanité de relation qui viennent à manquer avec la multiplication des reportings et des négociations avec clients, fournisseurs et collègues.
Vers une nouvelle méritocratie républicaine ?
Cet enthousiasme partagé booste l’Institut et, au fil des ans, des lauréats connaissent des réussites remarquables ou occupent des positions leur permettant de valoriser l’estampille de l’Institut. C’est par ce cercle vertueux que l’Institut de l’Engagement pourra répondre aux vœux de ses fondateurs : créer une nouvelle méritocratie républicaine.
On s’interroge sur la façon d’élargir les origines des élites et de mieux les connecter avec les préoccupations de toutes les parties du pays. L’aventure lancée par Claire de Mazancourt et Martin Hirsch montre que les élites peuvent contribuer à réinventer la société, si elles ne se cantonnent pas aux voies royales que sont la Haute Administration, la grande entreprise et, depuis peu, la start-up.
L’engagement est peut-être la vertu cardinale de toute réussite. L’Institut de l’Engagement montre que la capacité d’engagement et le potentiel peuvent être repérés et développés au-delà des filières traditionnelles d’excellence.
Pour en savoir plus, voir : L’Institut de l’Engagement : inventer une nouvelle méritocratie républicaine.
Ce texte a été rédigé avec la complicité de Christophe Deshayes