La France doit pouvoir « dire qui on veut » et « qui on ne veut pas » accueillir. C’est ainsi que la Première ministre, Elisabeth Borne, a ouvert le débat sur la réforme de l’immigration portée par le gouvernement et présentée mardi 6 décembre à l’Assemblée nationale. Parmi les mesures du projet de loi, dont le texte n’a pas encore été dévoilé, un durcissement de la politique autour des obligations de quitter le territoire français (OQTF). Après le meurtre, à la mi-octobre, de Lola, 12 ans, par une ressortissante algérienne sous le coup d’une OQTF, l’exécutif veut faciliter la délivrance – dès le rejet d’une demande d’asile en première instance – et l’exécution de ces mesures d’éloignement. Le ministère de l’Intérieur veut concentrer « l’effort sur les auteurs de troubles à l’ordre public ».
Selon plusieurs avocats spécialistes du droit des étrangers interrogés par franceinfo, ce renforcement des OQTF n’est pourtant pas nouveau. « Ça s’est durci d’année en année », estime Blandine Quévremont, qui représente, près de Rouen (Seine-Maritime), un jeune boucher malien de 20 ans menacé d’expulsion malgré son emploi « dans un secteur en tension dans la région ».
« Un nombre toujours plus élevé de mesures d’éloignement »
Il suffit de consulter la presse pour voir émerger de nombreuses histoires similaires. Télérama se fait l’écho d’une metteuse en scène prête à se mettre en grève de la faim vendredi si son comédien d’origine congolaise n’est pas autorisé à rester sur le territoire. France 3 Occitanie relaie le cas de cette Iranienne menacée d’expulsion dans l’Aude alors qu’elle a fui son pays en pleine contestation après la mort de Mahsa Amini. Mediapart (article réservé aux abonnés) raconte « l’engrenage » dans lequel se retrouve un Syrien placé en centre de rétention alors qu’il ne peut être renvoyé en Syrie, la France ayant rompu tout contact diplomatique avec Damas depuis 2012.
« Si vous faites des OQTF systématiquement alors que les personnes ne sont pas éloignables, vous créez un gap dans les chiffres et une situation de crise pour justifier un changement de législation », analyse Stéphane Maugendre, avocat et ancien président du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti). Selon les chiffres d’Eurostat, la France émet davantage de mesures d’éloignement que ses voisins européens, une tendance qui s’est accentuée depuis une dizaine d’années, mais celles-ci sont proportionnellement très peu appliquées.
En 2021, seules 9,3% des 143 226 OQTF ont été exécutées, selon le rapport d’information sénatorial du sénateur (LR) François-Noël Buffet, publié en mai. Il pointe « l’incohérence entre un nombre toujours plus élevé de mesures d’éloignement prononcées et l’absence de renforts humains et financiers pour les exécuter ». Sept ans plus tôt, le sénateur soulignait déjà, dans un précédent rapport sur le droit des étrangers en France, que les OQTF étaient de moins en moins justifiées par une « considération d’atteinte à l’ordre public ».
Un retour de la « menace à l’ordre public » parmi les critères
Aurélien Desingly, avocat dans les Ardennes, voit toutefois arriver « depuis deux mois » dans son cabinet davantage de mesures d’éloignement pour « des questions d’ordre public ». Il s’agit d’OQTF « sans délai de départ » – elles sont censées être appliquées dans les 48 heures – et assorties d’une « interdiction de retour sur le territoire français pendant deux ans ». Quelle est la « menace » représentée par ses clients ? L’un d’entre eux, ressortissant bulgare, a été « placé en garde à vue en octobre dans une affaire de recel de voitures sans être poursuivi par la suite ». Un autre, d’origine tunisienne, a été mis en cause pour « vendre des chaussures de contrefaçon sur internet ». Malgré sa relaxe, selon le jugement consulté par franceinfo, il est « assigné à résidence depuis 60 jours par la préfecture » et peut être « expulsé d’un jour à l’autre » car l’appel de la décision d’OQTF n’est pas suspensif.
« Les critères familiaux de la personne sont éludés. Les préfets reçoivent des instructions. » Antoine Desingly, avocat
En 2017, une circulaire sur « l’éloignement des personnes représentant une menace pour I’ordre public et des sortants de prison », signée par Gérard Collomb, alors ministre de l’Intérieur, demandait aux acteurs concernés, dont les préfets, « de mettre résolument en œuvre les mesures d’éloignement concernant » ces profils. « On n’a plus aucune chance de faire rester un étranger s’il est passé par la case prison, souligne Valérie Pech-Cariou, qui représente l’Iranienne menacée d’expulsion dans l’Aude. « Il y a encore cinq-six ans, on y parvenait, dès lors qu’il avait une famille en France, des enfants », ajoute-t-elle.
« Crise migratoire » et augmentation des contrôles d’identité
Au-delà de cette notion de « menace à l’ordre public », qui permet de prendre des mesures d’éloignement préventives, l’avocate voit se « multiplier des OQTF en tout genre ». Si, pour sa cliente iranienne, elle a bon espoir d’obtenir gain de cause, ce n’est pas la première personne dans cette situation qu’elle représente : « Une Iranienne chrétienne menacée de mort dans son pays avait fait l’objet d’une OQTF, avec placement en centre de rétention. » Sa famille a pu produire des documents prouvant qu’elle était menacée, précise Valérie Pech-Cariou, et elle a finalement pu obtenir l’asile en France.
Pour Amandine Le Roy, avocate en droit des étrangers à Nantes (Loire-Atlantique), l’augmentation des OQTF est aussi liée à « la hausse des contrôles d’identité » dans le cadre de la politique de lutte contre la délinquance de la mandature actuelle. Si les personnes contrôlées ne sont pas en règle au niveau du droit au séjour, elles ont 24 heures pour aller s’expliquer au commissariat. « Les informations sont envoyées au préfet, qui prend ou non la décision d’un éloignement », explique-t-elle.
L’avocate a vu arriver sur le sol français de nombreux mineurs non accompagnés (MNA) pendant la « crise migratoire de 2015-2016 ». Une fois majeurs, ces derniers doivent faire une demande de titre de séjour, obligatoire pour poursuivre un apprentissage par exemple. Si cette demande n’est pas faite à temps ou que la préfecture les soupçonne d’avoir menti sur leur âge auprès de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), le refus est assorti d’une OQTF.
« Même si la justice vient retoquer l’OQTF un an après, le contrat d’apprentissage est perdu. » Amandine Le Roy, avocate à Nantes
Dans une recherche d’équilibre, l’exécutif prévoit de créer un titre de séjour « spécifique » d’un an pour les travailleurs sans papiers « déjà sur le territoire » et répondant « aux besoins de métiers en tension ». Cela passera par une mise à jour de la liste de ces métiers, créée en 2008 et actualisée une seule fois en 2021. Selon le document, le gouvernement veut y intégrer des secteurs tels que la restauration, la petite enfance, le bâtiment, la propreté et la logistique. Le jeune boucher malien de 20 ans menacé d’expulsion près de Rouen « rentrerait dans ce cadre ». Blandine Quévremont estime pourtant avoir déjà le « droit de son côté » dans cette situation précise.
Des assignations à résidence faute d’expulsions
Pour son confrère Stéphane Maugendre, la promesse d’un titre de séjour d’un an pour ces travailleurs ne va pas favoriser leur intégration. « Quel est le bailleur qui va vouloir louer pour cette durée, quelle banque va donner un emprunt, quel employeur va faire un CDI ? » interroge-t-il, soulevant « la difficulté de renouveler cette carte au bout d’un an ». « La grande tendance de ce projet de loi, c’est de fragiliser encore plus le séjour des étrangers en France », tranche-t-il.
« Le discours fermeté versus humanité, ce n’est pas la première fois qu’on entend cela. Mais on déplace petit à petit le curseur vers davantage de restrictions, d’exigences et donc de fermeté », abonde Denis Seguin, avocat angevin et auteur du Guide du contentieux du droit des étrangers (Ed. LexisNexis, 2021). Lui aussi constate une augmentation des OQTF sur des dossiers qui ne posaient pas de problème « deux ou trois ans auparavant ».
Ces OQTF commencent-elles à être plus appliquées ? « Ce n’est pas mesurable pour l’instant », répond Denis Seguin. « Encore faut-il des moyens au niveau des services de police, des centres de rétention, des tribunaux judiciaires et administratifs. Je ne sais pas si c’est prévu », soulève l’avocate nantaise Amandine Le Roy. Faute de pouvoir éloigner, Gérald Darmanin a fait part de sa volonté de rendre « impossible » la vie des personnes sous OQTF. Et de recourir plus systématiquement à l’assignation à résidence. Une mesure facilitée par la crise du Covid-19 et la fermeture des frontières, selon Blandine Quévremont. « Le recours à des assignations de six mois est plus fréquent depuis. Les personnes concernées ne doivent pas sortir au-delà d’un certain périmètre, doivent pointer au commissariat et n’ont pas le droit de travailler », explique-t-elle. La plupart d’entre elles continuent pourtant de « bosser », avec l’assentiment de « leur employeur », glisse-t-elle, espérant que le projet de loi entraînera des régularisations. Le détail du texte sera connu début 2023.