« Quand s’érigera, au-dessus des toits de la ville, le minaret que vous allez construire sur cette place, il ne montera vers le beau ciel nuancé de l’Île-de-France qu’une prière de plus dont les tours catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses. » Ces mots d’un ministre français lors de la cérémonie de construction de la mosquée de Paris en juillet 1926 illustrent avec emphase la volonté de la France d’offrir enfin un lieu de culte à sa population musulmane. Il faut dire que l’événement n’est pas anodin : unique en Europe, il porte en lui toute la complexité des rapports entre la France et ses colonies, et par extension l’ambiguïté des relations entre l’État français et ses populations musulmanes, à la fois faites de reconnaissance et de suspicion.
Le projet de construction de la Mosquée de Paris a d’abord été le fait d’acteurs civils comme Paul Bourdarie (1864-1950), islamophile et journaliste, qui considère que la France doit « à ses fils musulmans un acte d’équité politique et un geste de sympathie ou de bienveillance » et qui va tout faire pour rapprocher la culture française et celle d’islam. Le projet a également été impulsé puis dirigé par le Quai d’Orsay, avec au premier plan Si Kaddour Ben Ghabrit (1868-1954), un Algérien et agent diplomatique français de grande envergure à l’époque, sous la supervision d’Hubert Lyautey (1854-1934), résident général du protectorat du Maroc.
Un « geste de souvenir »
Contrairement à ce qu’on a pu lire ou entendre souvent, la Grande Mosquée de Paris n’est pas la première mosquée construite en France. Il en existe une autre, toujours en place aujourd’hui, située dans le jardin tropical du bois de Vincennes, qui fut érigée lors de l’exposition coloniale de 1907 et sanctifiée en 1915. La décision de construire la Grande Mosquée de Paris est quant à elle prise dès 1920 environ et doit d’abord être comprise comme un acte de reconnaissance à l’égard des dizaines de milliers de musulmans morts pour la France pendant la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui encore, c’est d’abord cet aspect que souligne le recteur de la Mosquée de Paris, Dalil Boubakeur : « La symbolique de la Mosquée de Paris est avant tout une symbolique de mémoire, celle du sang versé par les musulmans pour la France. Avant les questions d’immigration, c’est d’abord cet aspect qui est à l’origine de sa construction. Un monument aux morts va par ailleurs bientôt être dressé au cœur même de la mosquée, et parachever ainsi ce geste du souvenir. » Pourtant, dès son lancement, le projet ne fait pas l’unanimité, loin de là. Charles Maurras (1868-1952) par exemple, chantre de la droite nationaliste française, écrit durant le mois de l’inauguration, dans L’Action française : « Un trophée de la foi coranique sur cette colline Sainte-Geneviève où tous les plus grands docteurs de la chrétienté enseignèrent contre l’islam représente plus qu’une offense à notre passé : une menace pour notre avenir. »
lien complémentaire l’article du Figaro relatant l’inauguration, article publié le 16 juillet 1926
« Garder un œil sur les immigrés »
L’orientation de la salle de prière fut d’ailleurs l’occasion d’une première cérémonie, en mars 1922, en présence de Si Kaddour Ben Ghabrit, Ababou, chambellan du sultan et Ben Sayah, astronome à Fès. Tous vêtus d’une djellaba blanche, autour d’une table de bois construite pour l’occasion, on disposa deux boussoles afin de trouver l’orientation rituelle, la qibla (direction de La Mecque) par détermination géomagnétique. La construction ne commença qu’après cette cérémonie, en octobre de la même année, et s’acheva en 1926 avec son inauguration en juillet, en présence de Gaston Doumergue, président de la République.
Si le geste de reconnaissance à l’égard de tous les musulmans tombés pour la France est indéniablement lié à la construction de la Grande Mosquée de Paris, il ne faut pas pour autant oublier le contexte historique dans lequel cette décision est prise. L’Algérie est alors une colonie française, le Maroc et la Tunisie sont des protectorats. Pascal Blanchard, historien et documentariste, spécialiste de l’histoire coloniale et de l’immigration, l’explique ainsi : en jonglant sur les budgets, en passant par ses protectorats et colonies, la France a contourné la loi de 1905 pour financer à 80 % la construction de la Mosquée de Paris. « Au-delà du désir – réel – de reconnaissance, les autorités politiques vont beaucoup s’intéresser à la Mosquée de Paris en tant que lieu de contrôle des musulmans. Depuis 1925-1926, l’immigration, principalement maghrébine, fait en effet l’objet d’une étroite surveillance, à la fois de la part des autorités nationales et municipales. On crée les premiers fichiers ethniques de France, une brigade spéciale nord-africaine voit le jour, un hôpital franco-musulman que l’état contrôle est construit à Bobigny. La religion est le parfait moyen de garder un œil sur ces musulmans dont on se méfie tant, et la Mosquée de Paris est le lieu idéal pour cette surveillance. Un des exemples, c’est celui de Si Kaddour Ben Ghabrit, qui devient le premier recteur de la mosquée, et qui est autant payé par les musulmans, par le sultan, que par les Renseignements généraux français. C’est tout le paradoxe de la France, qui à la fois permet la construction d’une grande mosquée au cœur de sa capitale, ce qui est unique en Europe et représente une formidable vitrine de la politique musulmane de la République, et qui en même temps cherche à garder la mainmise sur les immigrés musulmans par une surveillance extrêmement poussée. »
Prière ou thé à la menthe
Cette emprise de l’état français a bien évidemment disparu aujourd’hui. La Grande Mosquée de Paris est un lieu de prière pour les fidèles musulmans de la capitale et d’ailleurs, mais également un espace de découverte assez exceptionnel pour tous les visiteurs. Le minaret de 34 mètres de haut, entièrement édifié en pierre taillée et recouvert de fines mosaïques, annonce de loin cette magnifique curiosité. Le visiteur pourra, une fois le tour du bâtiment effectué, déguster un thé à la menthe ou une spécialité du Maghreb dans le restaurant qui avoisine l’entrée principale. Mais le plus beau demeure sans aucun doute la subtilité de la construction, la finesse des mosaïques colorées, des gravures, des plafonds en bois de cèdre ou des jardins luxuriants. La bibliothèque, petite mais bien garnie, est un très bel exemple en miniature de la richesse scripturaire du monde arabo-musulman, d’Istanbul à Beyrouth en passant par Le Caire. On y trouve de très beaux Corans reliés, les noms de Dieu et du Prophète calligraphiés en lettres d’or. Le cheikh d’al-Azhar, le dalaï-lama et d’autres personnalités y ont d’ailleurs été reçus. La Grande Mosquée de Paris, que ce soit au niveau architectural, historique ou esthétique, est un formidable monument de tolérance et d’ouverture, toujours bien vivant, et qui doit s’appréhender avec en tête ces dizaines de milliers d’hommes de confession musulmane morts pour la France au siècle passé, et qui ont permis à ce lieu à part de voir le jour.