Environ 500 femmes sur 5 000 jihadistes européens seraient parties en Syrie et en Irak depuis 2015. Si le flux des départs s’est fortement ralenti depuis 2016, l’engagement de ces jeunes femmes n’en finit pas de questionner la société française. La gloire guerrière leur étant interdite, une vie de contraintes et de violences attend la plupart de ces adolescentes. Une vie qu’elles choisissent de leur plein gré. Dans l’ouvrage le Jihadisme des femmes, qui vient de paraître au Seuil, deux experts, un sociologue, Farhad Khosrokhavar et un psychanalyste, Fethi Benslama, explorent cet impénétrable phénomène. Une approche qui expose les ressorts multiples de ce basculement. Loin de l’image de victimes endoctrinées sur les réseaux sociaux.
Qui sont ces femmes qui ont choisi de rejoindre Daech ?
Farhad Khosrokhavar : En France, elles sont majoritairement issues des classes moyennes, surtout pour les converties qui représentent probablement près de 20 % des femmes jihadistes. Contrairement aux jeunes hommes qui sont majoritairement issus de quartiers ségrégués, peu d’entre elles sont habitantes des cités. Souvent, elles vivent dans des zones pavillonnaires. Le statut socio-économique ne fonctionne donc pas de la même façon chez les hommes et chez les femmes.
Qu’est-ce qui motive ce choix ? A vous lire, ces femmes partent pour la cité islamique uniquement pour trouver un mari…
Fethi Benslama : Contrairement aux hommes, elles ne partent pas pour combattre – seule une minorité le souhaite – elles sont mues par des idéaux dont la recherche du «mari idéal» fait partie. Chez la plupart d’entre elles, l’aspiration au départ a trouvé son ressort dans une vision romantique de l’amour et de la reconnaissance, ou l’aspiration à devenir une femme qui s’exprime par la volonté de se marier et d’avoir un enfant précocement. Alors que l’adolescence se prolonge dans nos sociétés, Daech leur donne instantanément le statut d’adulte. Pour elles, les hommes occidentaux sont peu fiables, peu sincères, et l’homme héroïque, le chevalier prêt à mourir qu’elle voit dans le jihadiste inspire plus de confiance. L’homme idéalisé, virilisé, prêt à se sacrifier pour la cause est le point de mire de ces jeunes femmes.
Vous soulignez aussi chez ces femmes un rapport compliqué à leur propre féminité, à leur propre corps…
F. B. : Ce qui me frappe, c’est l’hyper-moralité de ces femmes qui cache un sentiment de culpabilité concernant leur corps, leur sexualité, leur vie. La violence qu’elles peuvent exercer est d’abord tournée contre elles-mêmes. Les recruteurs essayent de les convaincre que leur corps foncièrement séducteur est l’ennemi de la religion. Elles pensent qu’elles doivent se châtier. Le repentir prend une dimension effroyable. Un certain nombre de ces femmes ont connu des violences sexuelles, un milieu familial extrêmement déséquilibré avec parfois des sévices. La conversion apparaît alors comme un sauvetage du suicide, transformé en désir de martyre moral ou par le sacrifice par procuration à travers leur mari qui meurt au combat.
En quoi Daech constitue pour elles une réponse à cette sexualité troublée ?
F. B. : Dans un cadre strict, l’Etat islamique (EI) confine la femme dans une sacralisation ambivalente faite d’idéalisation et de rabaissement. Elle s’appuie sur le rejet de la condition moderne de la femme occidentale. Les femmes le disent très clairement, l’idéal de la femme émancipée n’est pas supportable, certaines considèrent qu’entre le travail et la famille, la charge est trop lourde. Il est plus confortable d’aller vers une vie familiale très contrainte et codifiée. Nous, nous pensons l’émancipation comme le maximum de liberté. Or, pour elles, l’émancipation de la femme est un fardeau et une source d’angoisse. Le choix de la contrainte devient pour elles libératrice, le voile s’inscrit dans cette même logique.