Dans sa chronique, Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde », revient sur le défi auquel le monde culturel est confronté face au bouleversement des valeurs de la jeunesse dépeint dans plusieurs études récentes et à de nouvelles convictions et aspirations qui peuvent poser des imites à la liberté d’expression
Article par Michel Guerrin publiée sur les itelemonde.fr le 05 11 2021
Chronique. Le monde culturel devrait se pencher sur l’avalanche d’études et de livres consacrés à la jeunesse depuis deux ans. Il n’apprendra rien sur ses goûts artistiques. Il ne trouvera pas de solution au fait que le public des théâtres, musées ou librairies vieillit. Mais en découvrant les nouvelles valeurs de la jeunesse, il constatera, en creux, que la liberté d’expression, un socle de la création gagné de haute lutte durant Mai 68, est sacrément ébranlée.
Ce bouleversement était bien esquissé dans La Tentation radicale (PUF, 2018), ouvrage piloté par Olivier Galland et Anne Muxel, à partir de 7 000 lycéens interrogés. Deux excellents essais sociologiques enfoncent le clou : Une jeunesse crispée (L’Harmattan, 228 pages, 23,50 euros), de Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre, charpenté autour de longs entretiens, et La Fracture (Les Arènes, 288 pages, 19,90 euros), de Frédéric Dabi et Stewart Chau, dont Le Monde a rendu compte dans son édition du 7 octobre.
Crispation, fracture. Les titres des ouvrages dressent le portrait des 18-30 ans qui font sécession avec les jeunes d’avant et leurs aînés d’aujourd’hui. Ils sont eux-mêmes très divisés, mais se retrouvent autour de quelques traits : repli sur soi, convictions identitaires fortes, importance du religieux, refus d’offenser.
La création en étau
Pris dans leur ensemble, ces facteurs peuvent heurter indirectement le monde culturel dans sa philosophie. Car ils sont portés par deux catégories de jeunes que tout oppose et qui prennent la création en étau. D’un côté, les conservateurs et nationalistes – groupe propulsant Marine Le Pen en tête des intentions de vote des 18-35 ans – se sentent majoritaires et mettent en avant la tradition chrétienne d’une France une et éternelle, pouvant déceler dans la création des signes de décadence. De l’autre, les multiculturalistes, issus de minorités multiples, militent pour une France plurielle, dénoncent toute discrimination, disent la primauté de l’égalité sur la liberté et la fraternité. « Ensemble, ces deux jeunesses forment une majorité avec l’identité pour ciment », affirme Frédéric Dabi. Ce qui n’augure rien de bon pour le vivre-ensemble.
Le meilleur exemple survient après les attentats à Charlie Hebdo, en 2015, quand ces deux jeunesses disent leur réprobation à la publication des caricatures du prophète Mahomet. Une partie des lycéens, dont une majorité de jeunes musulmans, affirme même que les dessinateurs « l’ont un peu cherché ».
Dans un pays où, selon Frédéric Dabi, pour la première fois depuis quarante ans une majorité de 18-30 ans dit croire en l’existence de Dieu, où un tiers des jeunes déclarent que leur religion s’impose aux lois de la République – une majorité pour les jeunes musulmans –, où la laïcité est souvent perçue comme le moyen de discriminer, les moqueries contre le fait religieux passent de plus en plus mal.
Les sociologues constatent que certains mots, qui échappent à une large majorité de Français, reviennent souvent dans la bouche d’une bonne partie de la jeunesse : « inclusion », « racisé », « genré », « non-binarité », « intersectionnalité », etc. Y compris, parfois, chez ceux qui se classent à droite.
les nouvelles valeurs de la jeunesse provoque des crispations
« Le monde culturel risque la marginalisation s’il se contente de brandir l’étendard de l’universalisme, sans tenir compte des nouvelles préoccupations des jeunes », constatent Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre. Il en tient compte. La liste des œuvres récentes faisant écho à ces nouvelles normes est vertigineuse. De leur côté, des plates-formes comme Netflix, au moyen d’algorithmes, répondent aux attentes de communautés, cantonnées dans leur zone de confort.
Le risque d’un tel mouvement est de voir se multiplier des œuvres polies par des minorités « sacralisées » pour des publics ciblés. Dans l’exposition sur les artistes modernes allemands Anni et Josef Albers, à voir jusqu’au 9 janvier 2022 au Musée d’art moderne de la ville de Paris, on entend la voix du second à propos de son enseignement à l’école du Bauhaus : « Nous n’étions d’accord sur rien avec Kandinsky. Quand il disait oui, je disais non. Pareil avec Paul Klee. Et pour cela nous étions très amis, car nous voulions exposer nos idées à différents points de vue. »
Nombre de jeunes aujourd’hui ont cette curiosité, mais ils pensent surtout à s’indigner quand un artiste s’empare d’une culture autre que la sienne. Cette question de l’appropriation culturelle et son corollaire, la cancel culture, est surtout répandue aux Etats-Unis, mais elle gagne le langage de certains jeunes. « Parce que beaucoup se sentent dépouillés par des dominants », disent Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre.
Cette préoccupation provoque des crispations au sein même du camp multiculturel. Le dernier exemple est venu de la chanteuse pop Christine and the Queens, qui a changé plusieurs fois de nom, non sans lien avec son genre, qu’elle expose comme mouvant. Début octobre, elle a écrit sur son compte Twitter vouloir s’appeler Rahim, l’un des 99 noms d’Allah. Elle fut accusée sur les réseaux sociaux d’appropriation culturelle et de transracialisme – une Blanche ne peut adopter un nom arabe.
Se dessine ainsi une jeunesse française qui peut développer un discours « pro-business » décomplexé, se sentir à l’aise dans la mondialisation et consommer des produits culturels venus de tous les continents, mais, par ailleurs, se déclarer froissée dès qu’on touche à une conviction intime. Cette jeunesse peut être multiculturaliste ou flirtant avec le suprémacisme blanc. Disons qu’elle ne sera pas simple à cajoler pour le monde culturel.