Didier Leschi, président de l’Institut européen en science des religions (EPHE), décrypte les attaques du président turc contre la France et son modèle laïc.
article par Marie Guichoux publié sur le site nouvelobs.com, le 27 10 2020
Les tensions étaient déjà vives entre la Turquie et la France. Elles ont gravi un échelon supplémentaire après qu’Emmanuel Macron eut promis que la France continuerait de défendre les caricatures du prophète Mahomet, lors d’un hommage national à Samuel Paty. Une déclaration qui lui a attiré les foudres du président Erdogan qui appelle désormais au boycott des produits français. Didier Leschi, président de l’Institut européen en Sciences des Religions (EPHE), est un des meilleurs connaisseurs des cultes et de la laïcité. Il est l’auteur de « Misère(s) de l’islam de France » (Cerf 2020). Il décrypte ce face-à-face. Interview.
Recep Erdogan s’en est pris violemment à Emmanuel Macron l’accusant d’avoir un problème quasi psychiatrique avec l’islam. Pourquoi le président turc est-il aussi virulent contre la France et sa laïcité ?
Il y a des aspects conjoncturels, qui ont leur importance, et il y a des aspects plus profonds. En annonçant sa volonté d’en finir avec les imams détachés – les fonctionnaires turcs représentent en France plus de la moitié des imams détachés – le président Macron contrecarre la politique de contrôle de la diaspora turque à travers le religieux. Le fer de lance de cette politique, c’est la Diyanet, la direction des cultes, première administration civile de Turquie. C’est elle qui organise l’envoi des imams détachés. Grâce à sa puissance financière, elle est aussi en France le principal propriétaire de surface de mosquées ou d’écoles confessionnelles. Elle entretient à travers l’Europe une identité turque nationale-musulmane. On peut ajouter bien sûr les frictions en Méditerranée où la France soutient la Grèce contre les prétentions turques, ou les divergences en Libye.
Et le ressort profond de ces attaques ?
L’AKP d’Erdogan, depuis qu’elle est au pouvoir, a mis en œuvre une politique de rupture avec l’héritage d’Atatürk. Celui qui est à l’origine de la Turquie moderne était francophile. En proclamant la république, il avait mis fin au règne du dernier sultan, ce qui est revisité par les nationalistes islamistes comme la fin de la grandeur turque. C’est Atatürk qui, au nom de la laïcité, bannit le foulard, imposa le costume européen, organisa un islam étatique pour mieux le contrôler. Il faut se souvenir, par exemple, que le foulard islamique était plus interdit en Turquie qu’en France. Il était interdit dans les facs. Erdogan l’a réhabilité partout, dans les facs, dans les administrations, au Parlement. A travers le président de la République, c’est la France de la Révolution française, comme modèle symbolique, qui est vilipendée. Tout ce qui semble être proche de la laïcité, et la laïcité c’est la France, est systématiquement mis en cause.
Début octobre, le chef de l’Etat a défendu avec force la laïcité et condamné le séparatisme. Pourquoi Emmanuel Macron a-t-il tardé à prononcer ce discours attendu depuis le début de son mandat ?
Il y a eu au fil du temps la prise de conscience que les dynamiques séparatistes allaient beaucoup plus vite dans certains secteurs que les dynamiques d’intégration. Le séparatisme mis en avant aujourd’hui est une meilleure définition des problèmes qui nous sont posés que l’idée de communautarisme. Il ne s’agit pas de nier l’existence de communautarismes, sur le fond, beaucoup ne posent pas de problèmes. Le communautarisme asiatique, par exemple, ne se présente pas comme voulant remettre en cause nos acquis sociétaux, ne pose pas plus de problèmes dans le rapport hommes-femmes que dans le reste de la société et, enfin, n’est pas articulé sur un sentiment religieux qui tendrait à exclure celui qui ne pense pas pareil, celui qui ne prie pas le même Dieu.
Fin de l’instruction à domicile, imams formés en France… les annonces de Macron sur le séparatisme
Comment répliquer à cette offensive de l’Islam radical ?
Il ne faudrait pas répondre à la volonté d’uniformisation du radicalisme musulman par une uniformisation qui ne laisse plus place au droit de chacun de croire… ou de ne pas croire. Notre laïcité n’est pas une contre-religion. C’est un espace juridique qui permet à chacun d’avoir la vie spirituelle à laquelle il aspire dès lors qu’elle ne trouble pas l’ordre public. Vous noterez que le mot même de « laïcité » n’est pas dans la loi de 1905. Ce texte est l’aboutissement d’une construction juridique qui s’est appuyé sur la philosophie des Lumières et sur l’idée de la raison. Sur le plan juridique, on peut dater les débuts de cette construction avec la création de l’état civil laïc à la Révolution française. Un geste très fort puisque la France rompt alors avec l’enregistrement par l’Eglise des sacrements de baptême, de mariage… et lui substitue une déclaration de volonté juridique dans la maison commune. Le problème qui nous est posé aujourd’hui, c’est de faire en sorte que les dynamiques communautaires ne nous entraînent pas dans des logiques de séparation, qu’elles soient scolaire, urbaine, commensale.
Vous avez intitulé votre livre « Misère(s) de l’islam en France ». Pourquoi ce titre ?
Le principal drame de l’islam de France est de ne pas avoir fait la coupure intellectuelle avec les pays sources. Déjà Edouard Herriot percevait cet enjeu central lorsqu’il s’était prononcé pour la construction de la Grande Mosquée de Paris. C’était, disait-il, pour que « les Français musulmans puissent prendre leur indépendance intellectuelle et religieuse par rapport au monde musulman ». Or, cette institution n’a pas joué ce rôle. Et à partir de 1981, on a accepté le renforcement des liens entre l’Algérie et la Grande Mosquée de paris, la dépendance financière, intellectuelle et religieuse de l’institution s’est accrue. L’Algérie en 1981 n’était certes pas l’Algérie de la guerre civile qui sévira dans les années 1990. Mais comme le dit Mohammed Arbi, ancien dirigeant de la Fédération de France du FLN, on a fait tout cela au moment où l’Algérie allait rentrer dans une phase de régression culturelle très forte. C’est le mauvais effet d’une culpabilité post-coloniale.
Mais, en 1997, commencent les discussions pour la création du Conseil français du Culte musulman (CFCM). Que se passe-t-il alors ?
Il semble alors évident que les fidèles d’origine algérienne le dirigeront. Mais les premières élections révèlent le poids de l’islam marocain aux dépens des Algériens. S’en est suivie une confrontation permanente entre islams consulaires, entre Algériens et Marocains, et des blocages. Un système de rotation de la présidence du CFCM essaye, depuis, de limiter cette concurrence. Aujourd’hui, les fidèles d’origine marocaine sont représentés par le président du CFCM qui est Mohammed Moussaoui. Mais la nouveauté ces dernières années est l’évolution du paysage de l’islam de France. Le prédécesseur de Moussaoui était Ahmet Ogras, un Français d’origine turque. Ce fut une étape symbolique très forte correspondant au moment où la Turquie se positionne comme leader du monde sunnite. Les conflits de pouvoir nationalitaires restent les principales misères de l’islam de France. Ils stérilisent le CFCM dans sa capacité à être un cadre pour élaborer une théologie, un rapport à la foi qui puisse être diffusé à l’ensemble des croyants et qui pourrait contrer le littéralisme et l’intégralisme.
Quelle est la force de ces courants ?
Le littéralisme et l’intégralisme représentent une force puissante qui s’appuie sur les involutions de l’islam dans les pays d’origine et sur une littérature qui est déversée dans les librairies et sur les réseaux. Quand on entre dans une librairie religieuse musulmane, les livres mis en vente sont essentiellement la production soit de la Turquie, soit de l’Arabie saoudite, soit du salafisme. Ce n’est pas nécessairement une littérature djihadiste mais elle est extrêmement conservatrice. Elle donne le sentiment que tout d’un coup le XIVe ou le XVe siècle surgissent dans le XXIe siècle. Face à ces courants, il faut des Bernanos musulmans, il faudrait des intellectuels croyants qui représenteraient les forces d’un islam qui ne serait pas « infidèle à l’avenir » tout en restant « fidèle à ses sources » selon les mots de Jacques Berque.
En 1998, Jean-Pierre Chevènement avait proposé la création d’une école des hautes études islamiques. Une de ses références était Jacques Berque qui fut titulaire de la chaire d’histoire sociale de l’islam contemporain au Collège de France dans les années 1950 et jusqu’en 1981. La proposition de Chevènement quand il était ministre de l’Intérieur, avait été rejetée par Lionel Jospin et Claude Allègre. Cette question est restée pendante. Le président Macron a exprimé sa volonté de voir émerger un institut d’études islamiques. C’est décisif, il faut combler le retard que nous avons pris. Même si aujourd’hui des personnalités comme Ghaleb Bencheikh, actuel président de la Fondation de l’Islam de France mène déjà un travail consistant à faire connaître l’islam comme grande civilisation, cela ne peut remplacer le travail théologique.
Pour que se réalise la coupure avec les pays source, le CFCM, tel que vous le décrivez, semble inopérante…
C’est la structure qui reste, malgré tout, le cadre de références des responsables de mosquées. Il doit faire évoluer sa structure de base, c’est-à-dire passer d’une représentation régionale à une représentation départementale. C’est le souhait des pouvoirs publics et du président du CFCM. En outre, ce serait l’organisation qui correspond le plus à la pratique du culte qui est très locale. Mais cela suppose que les responsables musulmans travaillent. Or ils ont tendance à se déresponsabiliser en espérant très souvent que l’administration fera pour eux. L’administration les a aidés à monter le CFCM mais maintenant elle ne peut plus faire à leur place. Il faut que les responsables se responsabilisent.
Vous avez une raison d’y croire ?
Le meurtre de Samuel Paty par un extrémiste radicalisé tchétchène leur fait sentir plus qu’avant la morsure de l’histoire. Le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz, est de ceux qui avaient fait un procès à « Charlie Hebdo » après la publication des caricatures, aujourd’hui son discours est qu’il ne le ferait plus. Il faut donner acte à ce nouveau recteur de prendre des positions courageuses en dénonçant l’appel au boycott des produits français, ou en défendant la liberté de caricature. Ce qui est une preuve d’indépendance. L’assassinat du professeur d’histoire de Conflans modifie profondément le rapport entre ceux qui considéraient que les signes comme le voile ou même le hidjab n’avaient que peu d’importance et ceux qui pensaient que ces signes reflétaient une aggravation de la pression anti-laïque sur l’école. Ces signes étaient bien avant-coureurs. Le drame oblige chacun à un examen de conscience.
Le CCIF qui dénonce l’islamophobie est dans le viseur de Gérald Darmanin. Pour les partisans de cette organisation, les Français musulmans n’ont jamais été invités « à s’asseoir à la table de la République ». Que leur répondez-vous ?
Le Collectif contre l’Islamophobie en France répand l’idée que l’administration républicaine serait structurée pour discriminer les personnes de confession musulmane. C’est une pensée toxique contre la République. Malheureusement, ce discours a reçu le soutien d’une partie du monde universitaire, enseignant et médiatique ce qui l’a aidé à se légitimer. Hélas, il peut donner à penser à des jeunes ou des moins jeunes que la seule voie possible, face à un Etat qui serait raciste par nature, est celle de la violence. Depuis qu’en 1997 Jean-Pierre Chevènement a « pour asseoir l’islam à la table de la république » lancé la consultation de l’islam de France, l’Istichara, l’administration n’a cessé d’œuvrer – via le bureau des cultes – pour améliorer la situation des fidèles musulmans. Il en a résulté une multiplication des lieux de culte, le développement des carrés confessionnels, la mise en place des aumôneries. Savez-vous que l’armée française est la seule en Europe à avoir une aumônerie musulmane dont les aumôniers ne sont pas sous l’autorité d’un aumônier d’une autre confession ?
Le CCIF est-il vraiment le « cheval de Troie » de l’islamisme ?
Le développement du halal fait aussi partie de l’amélioration de la vie quotidienne des fidèles. On peut y ajouter toutes les politiques de discrimination positive qui visent à séparer le problème de la discrimination sociale du sujet religieux. Le CCIF veut en permanence lier les problématiques sociales et religieuses. C’est peut-être cela que l’on peut appeler l’islam politique. Or cette structure, comme d’autres organisations, ne se soucie pas du culte, mais veut profiter de difficultés sociales réelles pour diffuser une radicalité religieuse mortifère. Ce sont des entrepreneurs, entre guillemets, musulmans qui se tiennent en marge des mosquées. Le cœur des mosquées ce n’est pas eux.
Marie Guichoux, Paul Capdevila