Avec “Des pays en débat”, Pierre Henry retourne en studio pour décrypter un pays sous l’angle des droits de l’Homme. Les sujets abordés gravitent autour des libertés publiques, des droits des femmes et des diverses révoltes populaires dans certains pays du globe. Aujourd’hui, on vous parle du Tchad.
Chercheur et enseignant à Science Po, Roland Marchal est notre invité. Il est également spécialiste de l’Afrique sub-saharienne et il fait des recherches sur l’économie et les conflits dans l’Afrique centrale et pays de la Corne. Il traite aujourd’hui avec nous de l’actualité au Tchad.
Entretien avec Roland Marchal
P.H : La France a une relation particulière avec le Tchad. Elle a soutenu Tombalbaye dès l’indépendance dans les années 60. Elle a soutenu le Tchad en 1978 dans le conflit avec la Libye autour de la conquête de la bande d’Aozu. Puis elle a soutenu Idriss Déby dans sa prise de pouvoir en 1990. Bref, le Tchad allié précieux de la France, n’est ce pas un allié quelque peu encombrant mais indispensable à la présence française dans le Sahel ?
R.M : Dans le Tchad d’aujourd’hui, et le Sahel d’aujourd’hui, ce qui est frappant quand on considère la politique française vis à vis du Tchad, on voit que suivant les périodes, les raisons du soutien ont changé. Même si le type de régime qu’on a soutenu est resté fondamentalement le même depuis 1975, c’est à dire des pouvoirs qui se sont appuyés très fortement sur l’armée et où les civils ont toujours été à la marge. Mais bien sûr, un premier ministre civil, mais de fait, une armée ou des milices toujours fondamentales pour l’ordre politique. Donc le Sahel est aujourd’hui une préoccupation de la France, il ne l’était pas il y a quinze ans et on avait aussi trouvé des raisons de soutenir le Tchad. Je vous rappelle que dans les années 2000, les officiels français m’expliquaient que soutenir le Tchad, c’était lutter contre une islamisation et une arabisation qui venait de l’est, un argument donc historique qui me faisait quelque peu sourire dans la mesure où les migrations sont plutôt dans l’autre sens. Et puis également, l’islamisation était faite par le Nord, par le Maroc notamment, qui a jouer un grand rôle dans l’islamisation et dans le développement d’une grande confrérie soufie qu’on appelle la Tijaniyya.
Vous dites que les raisons ont changé, mais alors aujourd’hui, la présence française au Sahel s’appuie notamment sur les forces tchadiennes ou en tout cas reçoivent une aide non négligeable. Alors, quelle est la raison aujourd’hui invoquée par le pouvoir français ?
Il y a une constance dans la politique française vis à vis du Tchad. C’est le rôle de l’armée française et c’est d’abord là dessus qu’il faudrait peut être porter l’interrogation. D’où de mon point de vue, l’importance de discuter de la politique du Tchad au Parlement français comme un argument franco français d’abord, plutôt que comme un argument franco africain. Il y a effectivement des raisons historiques. Le fait que le Tchad et l’Afrique centrale coloniale sont sont passés du côté de De Gaulle très tôt, plus le départ de l’offensive pour mettre à bas le régime nazi et ses alliés français à partir du Tchad avec la division Leclerc. Il y a toute une, disons une mythologie basée sur des faits réels et puis sur des discours qui le sont un peu moins, qui existent, qui expliquent que l’intérêt après l’armée tchadienne, elle, a été quand même une armée diverse. Et vous savez, on a aujourd’hui des publications. Les archives notamment, donnent quand même des points de vue qui montrent que finalement, les Français n’ont jamais été très aveugles sur les manquements de l’armée tchadienne. Vous parliez de Tombalbaye, son armée, lorsque son armée était décrite plutôt comme une bande de soudards que comme autre chose qui se comportait extrêmement mal avec les différentes populations tchadienne qui ne relevait pas parce qu’à l’époque l’armée était essentiellement Sara du Sud, donc une population du sud du Tchad comme le président Tombalbaye et qu’elle se comportait très mal au centre et au nord du Tchad, et que c’est une des raisons qui a fait le succès du FROLINA (Front de libération nationale du Tchad). Avant donc de sortir de cette révolte armée qui commence dès 1964. Et là on voit qu’il y a des tas de raisons locales ou régionales à proprement africaine qui jouent, la guerre au Darfour avant, maintenant le Sahel. Mais par contre on ne questionne jamais pourquoi les militaires français y sont si attachés. Alors on pourrait se dire par nostalgie coloniale, parce qu’ils ont des intérêts. Si vous voulez aller en opérations au Tchad, c’est quand même assez sympathique. Vous n’avez pas d’ennemis. Et puis on en avait quand même des salaires assez ronds, ça permettait de s’acheter une nouvelle belle voiture ou de construire ou payer une maison à la campagne, que sais je. Enfin, il y a un débat qu’il faut avoir et qui, à mon avis, tient plus à la gestion de l’appareil militaire français en France que réellement sur le continent.
Mais cela étant, les autorités américaines viennent de rappeler que le groupe paramilitaire russe Wagner travaillerait avec les rebelles pour déstabiliser le gouvernement tchadien. Et a priori d’ailleurs, dans l’actualité, il semblerait que ce soit exact. Alors, face à l’influence grandissante de Wagner sur le continent africain, comment la France et le Tchad peuvent appréhender cette menace ?
Les Américains disent des choses qui ne sont pas toujours exactes. Il est important de le rappeler, parce que si vous parlez par exemple aux Centrafricains, ils vous diront que oui, il y a des rebelles tchadiens qui sont à proximité de Pala. En fait, Wagner ne les ne les aide pas, mais Wagner les tolère. C’est une carte peut être à jouer et on sent et on le voit sur d’autres crises comme la crise soudanaise actuelle. On voit que les renseignements américains sont déjà dans une posture de guerre froide. Je crois que je suis un analyste, je suis un universitaire, les discours américains ne me convainquent pas autant que visiblement d’autres, parce que je crois que c’est un instrument dans la palette de l’Etat russe et pas le seul. Et encore une fois, la meilleure solution que le Tchad aurait pu trouver, si vous voulez, pour éviter des manipulations de Wagner avec des opposants, ça aurait été par exemple de ne pas réprimer dans le sang et avec plusieurs centaines de victimes apparemment la manifestation du 20 octobre dernier. Mais visiblement ça on l’a oublié.
Oui, mais comme on a oublié la promesse d’élections libres et démocratiques, à l’issue d’une période de transition de 18 mois faite par Idriss Déby fils.
Oui, mais si vous voulez, il faut bien vous rendre compte qu’il y a des moments où les Russes ou Wagner ou tout ce que vous voulez ou le diable essayent de manipuler des acteurs politiques en Afrique ou ailleurs. Mais il y a des moments aussi où les occidentaux, tout alors discours sur la démocratie, n’en finissent plus de soutenir des régimes prétoriens et que si vous voulez la patience d’une population, le Tchad tel qu’il transparaît dans les discours français, c’est une armée. Il n’y a plus de population dans ce pays. Il y a un moment où la population veut rappeler quand même qu’elle a la primauté par rapport à une armée qu’elle finance et dans laquelle ses enfants sont recrutés.
Pour aller plus loin sur le Tchad :
Le Tchad est un pays charnière entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne, tenant une position géostratégique dans le commerce transsaharien. Ses voisins sont la Libye, le Soudan, la République Centrafricaine, le Cameroun, le Niger et le Nigeria. Le Tchad, un pays sahélien dépourvu d’accès à la mer qui est deux fois plus grand que la France, abrite une population de 17 millions d’habitants, dont la moitié a moins de 14 ans. La majorité vit dans le sud, est éleveur ou agriculteur, mais l’industrie du pétrole est aussi très importante depuis 2003. Malgré ses exportations, le Tchad reste cependant l’un des pays les moins développés et les plus pauvres au monde. L’islam y est autant pratiqué que le christianisme, présent depuis la colonisation française en 1920, qui l’avait incorporé à l’Afrique Equatoriale Française.
L’instabilité politique au Tchad :
Le Tchad devient indépendant en 1960. La vie politique du pays est dominée par le président autoritariste Tombalbaye et le Parti Progressiste Tchadien. L’hégémonie politique des ethnies du sud, majoritairement chrétiennes, sur celles du nord, musulmanes, déclenche une première guerre civile en 1965. En 1975, Tombalbaye est assassiné, mais l’instabilité se poursuit avec une succession de régimes totalitaires.
Un nouveau coup d’État place Idriss Déby au pouvoir en 1990. Si Idriss Deby réintroduit le multipartisme au Tchad, il mène également une répression des opposants politiques et des journalistes. Idriss Déby reste au pouvoir jusqu’en 2021, année pendant laquelle le Front pour l’Alternance et la Concorde au Tchad, groupe armé basé en Libye opposé au gouvernement, lance des attaques dans le Nord Ouest du pays.
Suite à la mort de Idriss Deby dans des conditions controversées, son fils, transgressant la Constitution, prend sa place à la tête d’un prétendu gouvernement de transition. En octobre 2022, des manifestations sont violemment réprimées dans tout le pays. Human Right Watch dénonce entre autres des disparitions forcées, des actes de torture, et des arrestations suivies de procès de masse. Au moins 130 personnes sont tuées à la capitale N’Djaména.
En parallèle, la population souffre également d’un accès à l’alimentation et aux soins de santé précaires. 5,5 millions de personnes sont touchées par l’insécurité alimentaire et la malnutrition, et 1,7 million de personnes se trouvent dans des situations d’urgence sanitaire.