De l’Iliade au burkini : « Autrefois inusité, le mot laïcité fait un retour exponentiel dans le débat public depuis 30 ans

De l’Antiquité à nos jours : la linguiste Véronica Thiéry-Riboulot retrace l’histoire du mot laïcité , qui est à l’honneur cette semaine dans les écoles de France. Si elle ne met pas fin aux débats sur le sens à donner au terme, son enquête propose un voyage éclairant dans l’histoire religieuse européenne.
Propos recueillis par Gaétan Supertino publiés sur le site lemonde.fr, le 4 12 2022

La laïcité sera mise à l’honneur cette semaine dans les écoles de France, à l’occasion de l’anniversaire de la loi du 9 décembre 1905. Texte qui, s’il ne contient même pas le terme, a gravé dans le marbre de la loi une certaine forme de laïcité « à la française », mêlant séparation nette des religions et des pouvoirs publics, garantie du libre exercice des cultes (ou du choix de ne pas en avoir), égalité de toutes les religions (et convictions) devant la loi.

Mais l’histoire de la laïcité ne commence pas en 1905. Dans l’ouvrage Laïcité, histoire d’un mot (Honoré Champion, 606 pages, 85 euros), la linguiste Véronica Thiéry-Riboulot nous propose un voyage dans le temps, de l’Antiquité grecque à l’époque contemporaine, pour remonter aux origines du mot. L’autrice vient aussi de publier un second livre, Usage, abus et usure du mot laïcité (Ecole pratique des hautes études, 284 pages, 22 euros) consacré à son emploi depuis 1989. Son but n’est pas de trancher l’éternelle question de sa « vraie » signification. « Il n’y a pas de réelle définition consensuelle » de la laïcité, estime la spécialiste. L’objectif est plutôt de retracer les principales étapes qui ont conduit à l’apparition du terme, aux alentours de 1850, puis de déterminer les usages que l’on en a fait depuis cette date en France. Cette enquête offre surtout une plongée passionnante dans l’histoire religieuse européenne et française.

Comment l’idée de travailler sur l’histoire du mot laïcité  vous est-elle venue ?

J’ai été professeure de français à Trappes dans les années 1990 et j’utilisais très souvent le mot « laïcité » dans mes cours. Je le considérais comme un mot d’apaisement, y compris lors d’événements comme la guerre du Golfe, la première Intifada, la décennie noire en Algérie, la guerre en Tchétchénie, le siège de Sarajevo, etc.

Mais, des années plus tard, je me suis dit que si je revenais à Trappes, il me serait impossible d’utiliser le mot « laïcité » de la même manière. Petit à petit, il était devenu suspect, conflictuel. Certains, à l’extrême droite par exemple, ont commencé à l’utiliser dans un sens qui n’avait plus rien d’apaisant. D’autres l’employaient, au contraire, dans un discours bienveillant sans véritable lien avec son objet.

Cette évolution sémantique m’a donné envie d’effectuer un travail approfondi sur l’histoire de ce mot. J’ai commencé une thèse sur le sujet en 2013, de laquelle sont tirés mes deux ouvrages. Cette recherche s’est révélée passionnante, parce que l’histoire du mot « laïcité » éclaire l’histoire des sociétés et des mentalités, de l’Antiquité à nos jours.

A l’origine du terme « laïcité », il y a le mot « laos » en grec ancien. On le traduit souvent par « peuple », parfois avec l’objectif de conférer à la laïcité de lointaines origines démocratiques. Or, vous affirmez que c’est un peu plus compliqué…

Tout d’abord, ce n’est pas le seul mot grec que l’on traduit par « peuple ». On trouve aussi par exemple demos, qui a donné « démocratie ». Lorsqu’on analyse les textes antiques, laos désignait plutôt le « clan », la « tribu », la « bande ». Le mot désignait tout simplement l’appartenance à un groupe, en général avec un leader. Dans les textes les plus anciens, tel L’Iliade, le terme « clan » semble le plus adapté. Dans l’Ancien Testament, la traduction par « tribu » est préférable. Mais certainement pas « peuple » au sens contemporain.

« L’histoire religieuse est une histoire de pouvoir, et elle s’accompagne de mots pour la décrire »

La signification du mot « laos » va ensuite connaître une évolution avec le Nouveau Testament. Une diversification de sens commence à s’installer. Il y a d’une part l’idée de « foule », d’une masse un peu informe. Mais le terme peut désigner également la partie du peuple qui n’est pas le clergé. « Les scribes et les grands prêtres cherchèrent à mettre la main sur Jésus, mais ils eurent peur du “peuple” », lit-on chez Luc (20, 19).

Cette polysémie va s’accentuer chez les Pères de l’Eglise avec le terme laicos. Ce dérivé naturel du mot laos va pénétrer la culture européenne par le biais des premiers auteurs chrétiens. Il va servir à décrire clairement celui qui, à l’intérieur du peuple chrétien, ne fait pas partie de la « hiérarchie », des dignitaires ou des prêtres. Le « laicos », c’est celui qui n’est pas « clericos ». Cette distinction, qui va devenir traditionnelle, apparaît à ce moment-là.

« Laicos » va donner « laicus », en latin. Or vous affirmez que « laicus » est « particulièrement emblématique des évolutions sociolinguistiques » de l’Europe chrétienne. C’est-à-dire ?

L’histoire religieuse est aussi une histoire de pouvoir. Elle s’accompagne de mots pour la décrire. Au Moyen Age, lorsque le clergé veut affirmer sa supériorité, « laicus » se colore d’une teinte péjorative. Le mot va peu à peu traduire une hiérarchisation de valeur. La valeur revient à l’ecclésiastique et l’absence de valeur revient à l’autre, le « laicus ». Le « laicus » est là pour faire masse, pour témoigner des miracles et des bienfaits de l’action divine, c’est tout.

Dans un mouvement inverse, au XVIᵉ siècle, lorsque Calvin (1509-1564) porte des revendications pour les non-prêtres, il emploie le mot « laicus » dans un sens revalorisé et dénonce les clercs qui l’emploient pour les déprécier. C’est assez comparable, par exemple, au mot « nègre ». Celui-ci a été employé par les colons et dépréciait les esclaves. Puis il y a eu une réappropriation du mot, à travers le concept de « négritude » porté par des personnalités comme Aimé Césaire (1913-2008) ou Léopold Sédar Senghor (1906-2001).

En français, « laicus » a d’abord évolué vers le mot « lai ». Pourquoi ce dernier a-t-il été abandonné ?

Il y a d’abord des raisons intralinguistiques. « Lai » avait beaucoup de synonymes (« profane », « séculier », etc.) et beaucoup d’homonymes, ce qui a dû défavoriser son usage. Certains auteurs pensent par exemple que son homonymie avec le mot « laid » a beaucoup contribué à son abandon.

Mais il y a aussi eu des raisons sociologiques. Comme pour le « laicus » latin, le « lai » médiéval était dévalorisé de toutes parts. « Lai » désignait celui qui n’était pas noble, celui qui n’était pas instruit, qui n’était pas riche, qui ne bénéficiait pas de la bénédiction divine. Les clercs l’utilisaient entre eux pour désigner d’une manière dépréciative le reste du monde.

« La société savante va s’emparer de “laïque”, qui n’était pas autant chargé négativement que “lai” »

L’usage du terme va donc avoir tendance à s’estomper au fur et à mesure que des non-clercs vont devenir de plus en plus instruits, de plus en plus riches et puissants. On passe d’abord de l’opposition clercs/lais à un ordre tripartite composé des nobles, des clercs et du tiers état. On distingue donc le « lai de base » du « lai supérieur ». Puis suivra le développement des villes, de la bourgeoisie, du commerce, etc. Un « lai » bourgeois n’est pas perçu de la même manière qu’un « lai » paysan. Ces évolutions sociétales entraînent le besoin de termes plus précis dans l’usage.

En outre, le mot « lai » a été utilisé très massivement dans les parlements et dans les cours de justice pour désigner des postes, et non plus le statut religieux des personnes. Il pouvait donc y avoir, au sein d’une cour de justice, des postes de « lais » occupés par des membres du clergé. L’abandon du mot « lai » répondait aussi probablement à un besoin d’éviter de se retrouver dans des situations trop confuses.

Lai va donc être abandonné, mais comment le terme « laïque » apparaît-il ?

Au XVIᵉ siècle, quand le français s’impose comme une langue officielle, le choix de « laïque » va être privilégié car il dérive du latin « laicus ». A l’époque, pour donner de l’importance au français, on observe un mouvement de relatinisation qui consiste à faire correspondre la graphie aux origines latines des mots. C’est pour cette raison qu’il y a un « g » dans le mot « doigt », par exemple, alors qu’on ne le prononce pas : cela le rapproche du latin « digitus » – on estime à l’époque que cela produit un français plus qualitatif.

Calvin, qui parlait aussi bien latin que français, va particulièrement contribuer à populariser le terme « laïque ». Les protestants vont en faire un mot de revendication, afin de faire passer l’idée que la Bible n’instituait pas de différence de statut entre un clerc et un non-clerc, un laïque.

Puis le mot ne va cesser de gagner en popularité. Entre le XVIe et le XVIIIe siècles, il va être de moins en moins utilisé par des clercs et de plus en plus par des penseurs hostiles au pouvoir ecclésiastique. Jusqu’au XVIIIe, époque des Lumières, où l’on trouve mille exemples de critiques des clercs et de valorisation extrême des « laïques ».

Le terme « laïcité », lui, est beaucoup plus tardif que celui de « laïque ». Quand le trouve-t-on pour la première fois ?

J’en ai trouvé de premières traces en 1849, dans des débats autour de l’école. Le Conseil général du Var le mentionne dans un compte rendu. Mais au XIXe siècle, c’est le mot « laïcisme » qui était davantage employé pour désigner, de manière abstraite, ce qui ne relève pas du religieux.

Le mot laïcité finit par s’imposer pour deux raisons principales. La première tient à une certaine tendance républicaine de l’époque à utiliser des rimes en « té ». L’idée était de donner un effet poétique hérité du « liberté, égalité, fraternité » de la Révolution. On parle alors d’indivisibilité, d’unité, de gratuité de l’école. Et, donc, de laïcité. Cela sonnait plus républicain que laïcisme.

Des communistes à de Gaulle : après la seconde guerre mondiale, tout le monde se revendiquait laïque

La seconde raison, c’est que le terme « laïcisme » existait au préalable dans le lexique catholique : pendant la Terreur, faute de prêtres, certains sacrements ont été rendus par des laïques. L’abbé Henri Grégoire (1750-1831) a pris la plume pour dénoncer cela. Il trouvait inadmissible qu’un laïque se mêle des affaires du clergé. Il crée le néologisme « laïcisme » pour désigner ce phénomène, et le terme s’est répandu chez les catholiques.

L’usage de « laïcité » va donc se développer en parallèle pour évoquer la neutralité de l’école ou la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Sous la IIIe République, le terme va s’accompagner, dans les journaux notamment, de ceux de « laïciser » ou « laïcisation ». Cela désigne tout le processus qui consiste à remplacer des membres du clergé ou des religieux par d’autres personnes : au sein des œuvres de charité (ce qu’on appellerait de nos jours « le social »), dans les institutions de santé, dans l’éducation, etc.

Le combat entre les partisans et les opposants à la laïcité durera jusqu’à 1945, date à laquelle, selon vous, tout le monde ou presque se dit favorable à la laïcité. Puis le mot a commencé à tomber en désuétude. Quelles sont les grandes étapes de ce processus ?

Après la guerre, tout le monde voulait être laïque, des communistes à de Gaulle. La Constitution de 1946 fait officiellement de la France une « République laïque », dès son article 1. Et ce climat va s’installer dans l’immédiat après-guerre, le temps qu’une société fonctionnelle se reconstitue.

Puis il va encore y avoir quelques passes d’armes autour du vote de la loi Debré en 1959, qui établit un nouvel équilibre entre l’enseignement public et l’enseignement privé. Ensuite, ce mot n’est plus utilisé. « Laïcité » devient un terme vieillot. Et pour cause : la laïcisation est effective, on ne fait plus de différence entre les citoyens du fait de leur religion, la liberté de conscience ou la neutralité de l’Etat ne sont plus remises en question.

« L’histoire du mot laïcité nous invite à l’apprécier dans la nuance et à conserver une attitude critique »

La seule exception se trouve chez les enseignants. La loi Debré est en effet considérée comme une énorme défaite par le clan laïque enseignant. Les syndicats vont continuer à se battre pour un service public unique d’enseignement jusqu’au milieu des années 1980.

Mais cela n’aboutira à rien. Le projet de loi Savary (1984), allant dans leur sens, ne verra jamais le jour malgré les promesses de François Mitterrand. Cela restera une défaite pour ceux qui revendiquaient une laïcité pour toute l’école. Après cette défaite, le peu de personnes qui employaient encore le terme n’avait plus de raison de le faire.

Tout va changer à partir de la fin des années 1980 et les débats autour de l’islam. On peut considérer l’année 1989 comme un point de bascule, entre la fatwa émise à l’encontre de Salman Rushdie et l’affaire des foulards de Creil (le principal d’un collège de l’Oise avait refusé l’accès à trois élèves portant le voile islamique). Le mot laïcité fait alors un retour exponentiel dans le débat public, ouvrant une nouvelle période et de nouveaux usages du mot.

Comment l’usage du mot évolue-t-il à partir de 1989 ?

C’est d’abord le cas au niveau juridique. Les affaires de foulards de 1989 débouchent sur la loi de 2004 concernant le port des signes religieux à l’école, qui modifie vraiment la conception de la laïcité : auparavant, c’était l’Etat, et non le public, qui devait être laïque.

Il y aura ensuite bien d’autres évolutions, comme le montre par exemple une analyse lexicométrique de l’ensemble des 4 671 articles du Monde qui comportent le mot laïcité entre 1980 et 2015 : le mot passe de gauche à droite et à l’extrême droite, de sujets liés à la religion catholique à des sujets liés à l’islam, du domaine du ministre de l’Education nationale à celui du ministre de l’Intérieur, etc.

De nouveaux sujets sont liés à la laïcité : avant 2015, on n’employait jamais le mot à propos des attentats terroristes ayant une motivation politico-religieuse (pour n’en citer que quelques-uns : celui de la rue des Rosiers en 1982, celui de la rue de Rennes en 1986, celui de la station RER Saint-Michel en 1995, ceux commis par Mohammed Merah en 2012). Mais depuis janvier 2015, les références à la laïcité sont systématiques lors d’un attentat.

L’histoire du mot de « laïcité » aide-t-elle à lui donner du sens aujourd’hui ?

Non, je ne le pense pas. Il n’y a d’ailleurs pas de réelle définition. Ce que montre l’histoire des mots, c’est que chaque période historique et sociale est marquée par une utilisation des mots en fonction du contexte particulier qui est le sien. Et c’est d’autant plus vrai pour un terme aussi abstrait que « laïcité ».

Aujourd’hui, les discordances idéologiques (et donc sémantiques) et les discours explicatifs ou définitionnels se multiplient, sans aboutir à un consensus durable. Lorsque l’article 1 de la Constitution (« la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ») a été rédigé (en 1946, repris en 1958), je ne suis vraiment pas certaine que de Gaulle et les communistes mettaient la même signification derrière ! En outre, à l’époque, c’était un mot doté d’une connotation extrêmement positive, même s’il n’y avait pas vraiment de définition.

Aujourd’hui, il n’est plus connoté aussi positivement par tout le monde, et est entouré d’un grand flou. Il n’y a d’ailleurs pas eu de définition juridique précise avant 2013 (établie par le Conseil constitutionnel, elle peut être consultée ici), et celle-ci reste très interprétable. Regardez les débats autour du burkini : tous les adversaires ont des opinions opposées, mais ils se revendiquent de la laïcité et adoptent sa définition constitutionnelle. Celle-ci ne résout pas les problèmes.

L’histoire du mot laïcité nous invite à l’apprécier dans la nuance et à conserver une attitude critique face à des discours où sa signification semble univoque et immuable.