La « cancel culture » sévit de plus en plus sur Internet. Marie t’explique les mécanismes de cette « justice sociale » qui vire trop souvent au cyber-harcèlement.
Extraits d’un article par Marie publié sur le site madmoizelle.com le 27 07 2020
La cancel culture, c’est quoi ?
Difficile de trouver un équivalent français à ce terme. « Culture de l’annulation » ne signifie pas grand-chose. On peut aussi parler de « boycott », ou comme Wikipédia de « culture du call-out »… d’autres mots empruntés à l’anglais, car cette dynamique vient des États-Unis.
« Canceled », un mot un peu fourre-tout qui veut dire, en gros, qu’une personne a tenu un propos ou accompli une action jugée comme « problématique ». « Problématique » au regard des luttes pour l’égalité, le plus souvent : ça peut vouloir dire « sexiste », « raciste », « homophobe », « transphobe »… Mais aussi, selon le contexte, « pas assez écolo », « trop macroniste » ou tout autre terme allant à l’encontre de la pensée dominante dans un groupe militant.
Cependant, cette « cancel culture » s’illustre principalement dans les luttes pour la justice sociale : les mouvements féministes, antiracistes, pour les droits des personnes LGBT, etc.
Être « canceled », ça veut dire quoi ?
Qu’arrive-t-il à une personne « canceled » ?
Plusieurs choses : elle est considérée comme « problématique » à tous les niveaux ; il est recommandé de ne plus l’écouter, l’inviter, lui prêter de l’attention
Elle verra ce propos ou acte « problématique » mentionné encore et encore, peu importe ce dont elle parle ou ce qu’elle fait
Elle sera l’objet d’une bataille de type « choisis ton camp » : si tu continues à suivre, fréquenter, mettre en avant une personne « canceled », alors tu es toi aussi « problématique », comme si c’était contagieux
La « cancel culture », comme je vais te l’expliquer plus bas, peut faire beaucoup de dégâts chez celles et ceux qu’elle vise.
Pourtant, les intentions de départ sont louables : dénoncer un propos ou comportement, prévenir d’un danger, faire réfléchir… mais la machine à « cancel » s’emballe vite.
Les 8 caractéristiques de la cancel culture
« Cancel quelqu’un, ce n’est pas critiquer. Ce n’est pas tenir quelqu’un pour responsable. C’est une attaque contre un être humain. »
1. La présomption de culpabilité dans la cancel culture
En France comme aux États-Unis, le système judiciaire repose sur la présomption d’innocence.C’est le principe selon lequel toute personne qui se voit reprocher une infraction est considérée comme innocente tant que sa culpabilité n’a pas été légalement démontrée.
Les réseaux sociaux sont, pour beaucoup, un endroit salutaire où la parole des victimes est écoutée, alors qu’elle est trop souvent remise en question (par la police, par la justice, par les proches).
Le revers de la médaille, c’est que toute accusation est considérée comme véridique.Les victimes qui témoignent DOIVENT être crues, les accusés sont FORCÉMENT coupables. Qu’adviendrait-il si ce principe se retournait contre nous, si une personne mal intentionnée pouvait nous accuser sans qu’aucune preuve n’ait à être apportée ?
Celles et ceux qui « cancel » des gens finissent parfois par être « canceled » eux-mêmes… et goûter à l’amertume d’une accusation qu’on ne peut dévier, contre laquelle on ne peut se défendre.Je rappelle également qu’accuser quelqu’un sans preuves concrètes, c’est risqué, que ce soit sur Internet ou ailleurs : Sandra Muller, qui a lancé en France #BalanceTonPorc, a été condamnée pour diffamation (elle a fait appel).
2. L’abstraction dans la cancel culture
Les réseaux sociaux ne sont pas connus pour leur propension à créer un débat profond, nuancé et multidimensionnel.En raison de la limitation de caractères de Twitter par exemple, les internautes ont tendance à simplifier et à faire des raccourcis.« L’abstraction remplace les détails concrets et spécifiques d’une revendication par une déclaration plus générique. »
Cette rhéorique, elle m’est familière : je ne compte plus le nombre de fois où j’ai entendu qu’une personne ÉTAIT ceci ou cela en raison d’une phrase ou d’un acte complètement monté en épingle, d’un propos déformé.Déjà que l’accusation est souvent portée sans preuves, dans un schéma de « parole-contre-parole », quand elle s’amplifie en mode téléphone arabe, les choses peuvent très vite déraper !
3. L’essentialisme dans la cancel culture
« L’essentialisme, c’est quand on passe de la critique des actions d’une personne à la critique de la personne elle-même. » Est-ce que tenir un propos déplacé qui peut être interprété comme raciste, sexiste, homophobe fait de nous des personnes profondément racistes, sexistes, homophobes ?
Si l’on en croit les adeptes de la « cancel culture » : oui. Une de tes actions est merdique ? Tu es une merde. Peu importe les valeurs que tu portes au quotidien, peu importent tes engagements passés, peu importent tes excuses, même.
En plus d’être un procédé rhétorique fallacieux, l’essentialisme nie toute capacité de l’être humain à apprendre de ses erreurs.Pourtant, si nous dénonçons les choses, n’est-ce pas justement parce que nous espérons les changer et rendre les humains plus progressistes ?
En ôtant à chacun et chacune le droit d’évoluer et d’apprendre de leurs erreurs, qu’espérons-nous accomplir ?Le monde sera-t-il vraiment plus « safe » quand toutes les personnes « problématiques » seront « canceled » ? Qui peut jurer ne jamais, dans sa vie, avoir prononcé un mot ou agi d’une façon qui peut être considérée comme excluante ?
À 15 ans, j’étais « une fille qui n’aime pas les filles », je ne connaissais rien aux problématiques LGBT et je rougis en repensant à certaines de mes attitudes…
Mais j’ai heureusement été en contact avec des gens bienveillants qui m’ont permis d’apprendre et de grandir. Je n’ai pas été « canceled » : j’ai été accompagnée.
Que certains et certaines n’aient pas l’envie ou l’énergie de faire preuve de pédagogie, je peux le comprendre. Mais l’hostilité de la « cancel culture » n’aide clairement pas le vivre-ensemble.
4. Le pseudo-moralisme dans la cancel culture
Qu’est-ce qui peut bien pouvoir justifier que nous rentrions dans une dynamique de destruction de l’autre ? Le bien commun.
Dans les communautés militantes, tout le monde s’accorde pour dire que le cyber-harcèlement est une pratique inhumaine et condamnable…
SAUF lorsque la personne visée est considérée comme « problématique » – un adjectif apposé aussi bien à un streamer aux blagues discutables qu’à une vraie prédatrice sexuelle.
Mais le maintien de l’ordre moral doit-il tout pardonner ? Et surtout : qui en dicte les contours ?Que se passera-t-il lorsque cette morale ne correspondra plus à la nôtre ?
5. L’absence de pardon dans la cancel culture
C’est un travers de la « cancel culture » que les victimes de harcèlement de masse connaissent malheureusement bien : une fois la machine lancée, aucun acte, aucune parole ne saura tarir la cascade d’insultes.
Une personne dénoncée, « canceled », n’a pas le luxe du pardon. Malgré ses excuses publiques, et même si les accusations se sont avérées être un tissu de mensonges, l’histoire ressortira à chacun de ses faits et gestes.
Le souci, c’est qu’il n’y a pas de « to-do list » pour ne plus être « canceled ». Une fois apposée, l’étiquette reste.
6. La cancel culture, c’est contagieux
Être « canceled » est une maladie qui se propage à une vitesse folle. La preuve : il suffit qu’une personne soit dénoncée pour que tout ce qu’elle touche soit contaminé ! Ses amis, ses proches, ses collaborations sont passées au crible et pris à partie.
Récemment, c’est Marion Séclin qui a fait les frais de cette mécanique.
Parce qu’elle suit le compte Instagram @violenteviande, considéré par certains et certaines militantes comme « problématique », Marion a été la cible d’insultes, de moqueries, de messages privés comme publics la sommant de s’excuser et de se désolidariser.
7. La vision manichéenne dans la cancel culture
Un autre biais de la « cancel culture », c’est le manque total de demi-mesure. Ses défenseurs agissent dans un monde binaire, manichéen, peuplé de personnes soit bonnes, soit mauvaises, sans qu’aucune nuance ne puisse être apportée.
Ce pote pas haineux, mais pas super éduqué, qui fait une blague homophobe sans forcément se rendre compte de sa portée, deviendrait aussi infréquentable qu’un mec qui tabasse un couple gay.
Et comme être « canceled », c’est contagieux, on se retrouve à être sommées de hurler avec la meute, car se taire, ce serait collaborer, excuser, soutenir. Là encore, peu de nuance ! Comme si ne pas participer à un cyber-harcèlement, c’était soudainement… ne pas bien militer.
Barack Obama lui-même évoquait ce souci dans un discours dont voici un extrait : « Le monde est complexe, plein d’ambiguïtés. Des gens qui font des choses vraiment bonnes ont aussi des défauts. Des gens contre lesquels vous luttez aiment tendrement leurs enfants, et ont des points communs avec vous. »
https://twitter.com/profgalloway/status/1189575940633976833
8. La souffrance provoquée par la cancel culture.
Depuis plusieurs années, Natalie Wynn, une Américaine de 31 ans transexuelle passionnée de philosophie et de sociologie, s’attelle à diffuser sur sa chaîne ContraPoints des contre-discours à la rhétorique bien huilée de l’extrême droite.
Depuis qu’elle a commencé à publier ses vidéos pédagogiques, elle ne compte plus le nombre de menaces de mort, d’insultes et d’intimidations qu’elle a reçues de la part de militants violents d’extrême-droite, de nazis, d’homophobes, de transphobes.
Et pourtant, c’est le fait d’être dénoncée, reniée et trashée par les militantes de son propre camp qui l’a mise à terre pendant plus d’un mois. Elle témoigne : « […] au cours des dernières années, j’ai été harcelée par des nazis, j’ai été harcelée par des féministes transphobes, j’ai été harcelée, j’ai été doxxée [pratique qui consiste à révéler les données personnelles d’un individu en vue de lui nuire, NDLR], j’ai été menacée, j’ai été agressée sexuellement. »
Et la douleur d’être « canceled », d’être totalement saccagée par d’autres personnes trans en ligne a été plus intense pour moi que tout le reste combiné. »
C’est aussi ce que Mymy, l’actuelle rédactrice en chef de madmoiZelle, expliquait sur son blog dans un billet publié un an après #badmoizelle, une vague de dénonciation du magazine ayant eu lieu sur Twitter : « Chères camarades féministes si safe, si inclusives, je ne vous ai pas vues vous soulever quand certaines d’entre vous m’ont souhaité de me pendre.
M’ont dit : « j’espère que tu souffres ». Se sont réjouies de ma détresse et de ma peine. M’ont souhaité de disparaître de la place publique, de perdre mon job, de bien fermer ma gueule. Pour toujours.
Chères camarades féministes promptes à dénoncer le harcèlement scolaire, moral, sexuel, je vous ai vues vous lécher les babines, guettant devant l’entrée de ma tanière que je mette le moindre orteil dehors pour y asséner un coup de griffe, un coup de croc.
« Supprime ». Un tweet, un compte, et puis ma propre existence, parfois. »
Perte d’abonnés, diffusion de rumeurs infondées, perte de contrats, attaques aux amis et à la famille, conséquences sur le mental… Le coût du « cancel » est considérable.
Le « call-out » qui est en fait du harcèlement, badmoizelle, et les dommages collatéraux : un an après. https://t.co/OQHnUATkPw pic.twitter.com/xgaSM24ls8
— Mymy Haegel (@mymyhgl) September 21, 2017
Quelles leçons tirer de la cancel culture ?
Si le fait d’être trashé publiquement est heureusement un phénomène qu’une minorité de gens connaîtront dans leur vie, la vidéo de ContraPoints nous concerne toutes et tous.
Car elle rappelle la responsabilité que nous tenons dans le harcèlement en ligne et dans la diffusion de rumeurs, la condamnation publique d’êtres humains et des procédés rhétoriques fallacieux qui les accompagnent.
Marion Séclin en parlait déjà dans sa conférence TEDx au sujet du cyber-harcèlement sexiste dont elle a été victime : quand on se tait face à de telles actions, on participe, même passivement.
Quand on regarde des gens harceler et qu’on ne dit rien parce qu’ils sont « de notre camp », est-ce qu’on ne cautionne pas, d’une certaine façon, leurs actions ?
Quand on ajoute une énième moquerie, une énième critique à quelqu’un qui en reçoit déjà des centaines, est-ce qu’on agit vraiment « pour le bien commun » ?
Plus je vois les dommages collatéraux de la « cancel culture » et les vies qu’elle écorche dans mon entourage, plus je doute de son efficacité.
Comment rediriger toute cette énergie vers le véritable ennemi, le plus dangereux, celui qui se réjouit de nos désunions, celui qui discrimine, harcèle, agresse, attaque notre intégrité, notre identité, le bien commun, notre vie en société ? Pas celui qui a un mot de travers alors qu’il tente de rendre le monde un peu meilleur, mais bien celui qui tabasse, insulte et tue ?