«Arabe de service», «nègre de maison»… Ces derniers temps, les injures à l’encontre de personnalités engagées, accusées d’être des traîtres à leur supposée «race», fleurissent. Venant souvent de militants se réclamant eux-mêmes de l’antiracisme.
article par Hadrien Brachet publié sur le site marianne;fr, le 9 04 2021
La formule, lancée en quelques pianotements sur Twitter, a tout de l’assignation identitaire la plus sommaire. Comme un exemple parfait de la grille de lecture racialiste qui gangrène certains cercles de l’antiracisme. Le 3 juin 2020, dans un tweet, le journaliste militant Taha Bouhafs traite Linda Kebbab, syndicaliste policière, d’«Arabe de service».
Son tort : avoir assuré sur France Info que la mort d’Adama Traoré, décédé après son arrestation par les gendarmes en juillet 2016, n’avait «absolument rien à voir, ni dans son histoire, ni dans son fond, ni dans sa technicité» avec celle de George Floyd, qui agitait alors les États-Unis. La policière décide de déposer plainte. Résultat : Taha Bouhafs devait comparaître ce mercredi 7 avril pour injure publique à l’encontre de Linda Kebbab à raison de son origine
VISION BINAIRE
Un constat s’impose : Linda Kebbab est loin d’être la seule personnalité engagée accusée d’être un «traître» à sa supposée race. Renvoyer des fonctionnaires ou des militants universalistes à leurs origines pour mieux disqualifier leur discours ou leur position a tout d’une pratique devenue banale, surtout sur les réseaux sociaux.
Abdoulaye Kanté en sait quelque chose. Gardien de la paix, il prend régulièrement la parole dans les médias pour défendre sa profession et rejeter l’accusation d’une police raciste. Après chacune de ses interventions médiatiques, le même scénario se répète, un flot d’insultes sur les réseaux sociaux : «paillasson», «nègre de maison», «vendu», «traître à la cause», «faux négro».
Car, pour certains militants antiracistes nouvelle génération, toute participation à des institutions républicaines ou toute défense d’un discours universaliste, c’est-à-dire refusant une lecture raciale des rapports sociaux, s’apparenterait à une forme de soumission aux personnes blanches. Certains chercheurs adeptes des thèses postcoloniales utilisent même un concept : celui de native informant «informateur indigène», en français, qui désignerait les personnes de couleur qui, en quête de reconnaissance, valideraient publiquement le discours des catégories dominantes, au détriment des intérêts de leur prétendue communauté.
«On vous fait payer de dire que vous aimez la France, on veut vous bâillonner» Sonia Mabrouk
Un joli emballage lexicologique pour légitimer un discours bien moins subtil, à en croire Fatiha Agag-Boudjahlat : «C’est toujours une façon de dire qu’on est des nègres de maison.» La militante laïque, professeure en réseau d’éducation prioritaire, en fait régulièrement les frais, insultée sur les réseaux sociaux de «nègre de maison» donc, mais aussi de «harkiette», de «Bounty» ou de «serpillière de blanc». «On vous fait payer de dire que vous aimez la France, on essaie de bâillonner votre parole» s’insurge Sonia Mabrouk, journaliste vedette d’Europe 1 et de CNews.
«Il y a une stratégie pour délégitimer l’engagement de personnes issues de l’immigration quand il ne coïncide pas avec la nouvelle doxa, c’est-à-dire le discours victimaire et le ressentiment envers la France» souffle Fatiha Agag-Boudjahlat. En cause, là aussi, le nouvel antiracisme, qui privilégie une approche systémique des discriminations, allant même parfois jusqu’à dénoncer un «racisme d’État», et développe une vision binaire et simpliste de la société structurée entre dominants et dominés, oppresseurs et oppressés.
«ON SE FAIT DÉFONCER»
«Dans le discours victimaire, il faut qu’il y ait un coupable : le Blanc. Ils ne proposent rien d’autre que le rejet et la haine» renchérit Hassen Chalghoumi au sujet de ses détracteurs. Chantre de l’islam modéré et du dialogue entre juifs et musulmans, l’imam, sous protection policière, est coutumier de ces attaques. Dans une tribune publiée dans Le Plus de l’Obs en février 2013, l’universitaire Pascal Boniface l’affublait déjà du qualificatif de native informant l’estimant «illégitime» et «en rien représentatif des musulmans». «On est taxés de racistes, d’Arabes de service, de vendus, de sioniste, de traître» égrène Chalghoumi.
«Traître à la cause» Rachel Khan y a eu aussi le droit depuis la publication, en mars, de Racée essai qui rejette les assignations identitaires. «Mais on ne sait même pas quelle est la cause ironise l’écrivaine et actrice, on répond pourtant très précisément à l’émancipation voulue par ces groupes militants. Au lieu de dire que c’est super, qu’on fait bouger les lignes, à la place, on se fait défoncer. Pour moi c’est du racisme, ces gens-là ont les mêmes ressorts intellectuels que les fascistes.»
RACISME INVERSÉ, ASSIGNATION IDENTITAIRE
Une forme de racisme inversé qui attendrait des individus des positions homogènes selon leur épiderme, au risque même de dissoudre toute notion d’individualité et de libre arbitre. «Un Noir ou un Arabe authentique serait nécessairement un musulman orthodoxe. On nous refuse la réflexion, on ne supporte pas notre indépendance d’esprit» dénonce Fatiha Agag-Boudjahlat. «Qui sont-ils pour me dire ce que moi je dois penser, ce que je dois faire de ma vie ? Noir n’est ni une fonction, ni un boulot. J’ai ma liberté d’expression», ajoute Abdoulaye Kanté.
Un climat identitaire que Jeannette Bougrab a vu s’accroître. «Quand j’avais 20 ans, l’idée était d’effacer, de gommer les différences se rappelle l’ancienne secrétaire d’État. On ne se désignait pas par rapport à une couleur de peau, à une religion. Maintenant, on ne dit même plus Arabe, on dit musulman. Il y a un glissement religieux.» Des attaques aussi comme un écho aux insultes qu’ont pu recevoir en leur temps les harkis, accusés de servir aux côtés de la France pendant la guerre d’Algérie. «Il m’arrive d’être injuriée car fille de harki» soupire Jeannette Bougrab.
« la pensée universaliste demande plus d’effort intellectuel que le ressentiment « Fatiha Agag-Boudjahlat
Des discours qui prospèrent chez une partie de la jeunesse sur fond de sentiment d’injustice sociale mais aussi souvent de méconnaissance historique. «Il y a un problème de connaissance de la réalité, des fondamentaux des Lumières ou des grands noms de la négritude qui ont su s’émanciper de leur couleur de peau» regrette Rachel Khan. «La pensée universaliste demande plus d’effort intellectuel que le ressentiment que certains entretiennent», complète Fatiha Agag-Boudjahlat.
Pour mettre un terme à ces invectives, la justice pourrait apporter son aide. «Il va falloir qu’on fasse des recours et que la jurisprudence puisse être faite là-dessus» pointe Rachel Khan. Histoire d’échapper à cette nouvelle tenaille : «Soit on est victimes du racisme, soit de ceux qui eux-mêmes sont susceptibles d’être victimes de racisme», se désole Jeannette Bougrab. Avec, pour elle, un idéal en ligne de mire : «L’intégration passe par le brassage, la mixité, les mariages interethniques.»
Cartouche de présentation : Taha Bouhafs, journaliste militant, a comparu le 7 avril pour injure publique à l’encontre de Linda Kebbab à raison de son origine. © Hans Lucas/AFP