Sans bac ni brevet des collèges, Abdelaali El Badaoui, 39 ans, d’abord agent hospitalier, puis infirmier, a fondé en 2018 l’association « Banlieues Santé ». Le quasi quadragénaire met tout en œuvre pour réduire les inégalités sociales de santé qui sévissent dans les quartiers populaires mais aussi dans les zones rurales. Portait.
Article par Nadir Dendoune publié sur le site lecourrierdelatltlas.com le 20 06 2022
Pour tenter de comprendre le parcours atypique d’Abdelaali El Badaoui, président fondateur de l’association « Banlieues Santé », il faut d’abord revenir sur l’histoire de son père Boujemaa, aujourd’hui âgé de 80 ans.
Originaire du Maroc, « au sud de Ouarzazate », le berger Boujemaa El Badaoui arrive seul en France au milieu des années 60 pour travailler dans les mines du Nord. Sa femme, Malika le rejoindra quelques années plus tard. Classique.
La famille El Badaoui, comme les autres familles de mineurs du coin, est logée dans une petite maison à Douai que l’entreprise met à disposition de ses travailleurs. Jusqu’ici, tout va bien. Abdelaali est l’avant dernier d’une fratrie de sept enfants, six gars, une fille !
« On a vécu une enfance assez heureuse », avoue Abdelaali. « L’avantage d’une grande famille, c’est que tu t’ennuies jamais et nous étions tous très solidaires les uns envers les autres », continue avec le sourire le quasi quadragénaire : il a 39 ans.
Mais charbonner dans les mines, n’est pas de tout repos. Et puis, il y a la maladie de l’époque du travailleur. « Comme beaucoup de mineurs, mon père a été empoisonné à l’amiante. Lui s’en est sorti. Ce qui n’est pas le cas de certains de ses collègues », se souvient Abdelaali qui n’est alors qu’un petit garçon mais qui reste encore aujourd’hui très marqué par cet évènement.
Touché aux poumons, son père est plusieurs fois hospitalisé. Aujourd’hui, il souffre toujours de diabète et d’hypertension artérielle. « Lors de dîners, mon père nous disait : ‘nous sommes tombés malades et personne ne s’est occupé de nous. On travaillait sans protection et personne ne nous a dit que l’amiante, c’était dangereux’. Mon père était également très en colère parce qu’il a des amis qui sont morts sans avoir pu se battre pour leur droit à la justice », lâche désabusé Abdelaali. « C’est à ce moment-là que j’ai voulu devenir avocat », se souvient-il.
Mais une autre expérience douloureuse va l’emmener vers une autre voie. Il a dix ans. Une bouilloire d’eau brûlante se renverse sur lui. Résultat : 70% de son corps est brûlé. Il est hospitalisé plusieurs mois. « J’ai été marqué par la gentillesse du corps médical. Ils ont pris soin de moi comme si j’étais leur propre enfant », dit la voix remplie toujours d’émotion Abdelaali, qui rêve alors de devenir médecin.
Mais pour être toubib ou avocat, il faut faire de longues études. Et de ce côté-là, le jeune Abdelaali avoue avoir quelques difficultés. Il dit : « A l’école, je comprenais vite, mais comme j’étais ‘hyper actif’, on m’a mis dans la case « élève perturbateur ». Il manque même de se faire virer. « Je ne trouvais pas ma place dans ce système éducatif », concède-t-il avec un peu de recul.
Comme il n’est pas du genre à se plaindre, il commence à 16 ans à travailler à l’hôpital de Montereau, une ville de Seine-et-Marne où la famille a déménagé entre temps alors que les mines du Nord fermaient tour à tour. D’abord homme de ménage, Abdelaali devient brancardier, surveillant, ambulancier, auxiliaire de vie.
« J’ai même travaillé à la morgue, au service de stérilisation », dit-il avec fierté. A l’aise avec les patients, il se rêve infirmier, mais sans bac, ni brevet des collèges, « cela paraissait compliqué pour moi ». Heureusement, une équivalence et la validation de ses acquis professionnels lui permettent in fine d’intégrer une école d’infirmier.
Trois ans d’études et le voici fraichement diplômé. A l’hôpital, au service réanimation, cardiologie ou en psychiatrie, puis en libéral dès 2013, où il fait énormément de visites à domicile, il remarque les « inégalités sociales de santé » entre les différentes catégories socio-professionnelles. « En 2022, l’espérance de vie entre les cadres et les ouvriers n’est toujours pas la même. Elle peut atteindre jusqu’à 10 ans !, peste-t-il. J’ai rencontré des gens dont l’état de santé tant au niveau physique que psychologique était déplorable », s’alarme Abdelaali.
Une idée émerge alors : créer une structure qui prend en compte « tous les éléments ». « Ce n’est pas parce qu’on n’est pas malade qu’on est en bonne santé. Il y a aussi l’état de bien-être social », appuie le jeune homme. « Être en bonne santé c’est aussi avoir un métier qu’on aime, avoir accès à la culture, faire du sport et bien manger », embraie encore ce dernier.
En 2018, Abdelaali lance « Banlieues Santé ». Avec un but clair : lutter contre les déserts médicaux dans les quartiers populaires et en zone rurale. « On va au plus près des habitants. On identifie avec eux quels sont leurs problèmes afin de trouver le meilleur traitement », explique le président de l’association.
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« Banlieues Santé » compte aujourd’hui une dizaine de salariés et 5 000 bénévoles répartis à travers le pays. L’association espère s’implanter prochainement en Belgique, en Angleterre, aux Etats-Unis, mais aussi au Maroc, en Algérie, en Tunisie, au Sénégal, ou au Mali.
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Abdelaali croit également beaucoup en la prévention. Il dit : « Il faut impliquer les gens dans leur santé. On n’attend pas d’être malade pour aller chez le médecin. Il faut transformer leur vulnérabilité en compétence. Leur faire prendre conscience qu’ils peuvent aussi prendre soin d’eux en s’alimentant mieux, en pratiquant une activité sportive et culturelle ».
Au milieu de toutes les inégalités, il y a aussi, surtout, le sort des femmes. Avec la création l’année dernière, du « Café des femmes », Abdelaali veut aider « ces héroïnes du quotidien à devenir des héroïnes de leur propre destin ».
« On espère ouvrir une centaine de ces lieux sur tout le territoire », prévoit-il. « Seule une femme sur deux est en emploi dans les quartiers populaires contre deux sur trois ailleurs. Les femmes constituent 70% des travailleurs pauvres. Elles passent leur temps à courir aux 4 coins de la ville pour trouver des solutions aux problèmes quotidiens de toute la famille. Mais faute de temps et de moyens, elles sont souvent contraintes de renoncer à prendre soin d’elles, à se soigner, à se former et à travailler », regrette-t-il.
Avec le café des femmes, Abdelaali espère que toutes ces femmes précaires retrouveront l’estime d’elles-mêmes et qu’elles lèveront les freins qui les empêchent d’avancer.
« Au final, à travers l’emploi, voire l’entrepreneuriat, on espère qu’elles iront vers l’autonomie », conclut le président de Banlieues Santé. C’est aussi de cette façon qu’Abdelaali El Badaoui a su trouver enfin sa voie. Pour le bonheur des autres …