Doit-on montrer des photos de sauvetages en mer de migrants aux vacanciers ? Alors que SOS Méditerranée affiche son action dans le port du Gard à l’invitation de la capitainerie, les amateurs d’activités nautiques sont partagés sur le bien-fondé d’une telle initiative.
reportage par Agathe Beaudouin publié sur le site lemonde.fr le 07 08 2022
Rentrant d’un après-midi de plage avec son petit-fils Milan, Dolorès Rodriguez fait un détour pour s’approcher des photos installées sur l’une des places principales de Port-Camargue (Gard). Les images grand format montrent des sauvetages en mer, des embarcations de fortune, des visages fatigués, des bébés effrayés, des bouées jetées à l’eau, mais aussi des sourires, des embrassades et un imposant paquebot dont la coque rouge tranche avec le bleu pétrole de la Grande Bleue. « C’est bizarre de montrer ça ici et maintenant », lance, mal à l’aise, la femme en repartant vers les pontons.
Dans le premier port de plaisance d’Europe – 5 000 anneaux –, l’exposition « SOS Méditerranée, un engagement citoyen » est un pavé dans la mare. Les trente photos de reporters professionnels montés à bord des navires de l’ONG qui secourent les migrants en mer résument l’action de l’association qui, depuis 2016, à bord de l’Aquarius (jusqu’en 2018) puis de l’Ocean Viking, est venue en aide à plus de 35 600 enfants, femmes et hommes.
« L’été ne peut pas être seulement un moment d’insouciance alors que des drames se nouent chaque jour près d’ici, au large de la Tunisie et de la Libye » Jean-Pierre Lacan, membre de SOS Méditerranée
D’un côté, des images qui montrent de terrifiantes traversées sur l’axe migratoire le plus dangereux au monde, selon l’ONU. De l’autre, un petit paradis pour plaisanciers. « A Port-Camargue, on vient regarder les bateaux, manger au restaurant, faire des randonnées pédagogiques en mer, flâner… et pourquoi pas voir des expositions », assume Jean-Romain Brunet, nouveau directeur de la capitainerie, qui voudrait « éveiller les consciences ». Situé juste en face de sa grande sœur, La Grande-Motte, le port de plaisance du Grau-du-Roi, où des centaines de mâts se dressent à perte de vue, vit au rythme de la mer. « C’est notre ADN. Mon idée, c’est d’interroger : qu’est-ce que la solidarité des gens de mer ? »
« Rappeler l’esprit marin »
Côté SOS Méditerranée, cette opération choc est une première. L’exposition, itinérante, a déjà été présentée une vingtaine de fois au public, mais seulement dans des lieux fermés, des établissements scolaires le plus souvent. Cette fois, les images se dévoilent en plein air et aux yeux du plus grand nombre. « L’été ne peut pas être seulement un moment d’insouciance alors que des drames se nouent chaque jour près d’ici, au large de la Tunisie et de la Libye », soutient Jean-Pierre Lacan, cheville ouvrière de l’association.
Se défendant de porter un message politique, les bénévoles veulent « interpeller et témoigner », explique son épouse, Edith Lacan. Le couple, très investi, le répète : « Notre objectif est de rappeler cet esprit marin et de demander la mise en place d’un dispositif de sauvetage respectueux du droit maritime international en Méditerranée. » Cette opération pourrait aussi permette de récolter des dons pour financer les déplacements du navire, actuellement en mission au large de la Sardaigne. Chaque journée en mer de l’Ocean Viking coûte 14 000 euros.
Sur les quais, le skippeur professionnel basé à Port-Camargue, Kito de Pavant, habitué des courses au large, défend l’initiative. Membre du comité de soutien de SOS Méditerranée, il fait partie des navigateurs qui s’engagent pour sensibiliser à la question des naufrages de migrants en mer. Il a ainsi tenu à afficher le logo de SOS Méditerranée sur son bateau lors la dernière Route du rhum, en 2018. Face à une image montrant des migrants qui s’agrippent au Zodiac, l’émotion gagne le visage du marin.
« Laisser ces images sans trop d’explications, je ne suis pas certain que cela suscite une prise de conscience » Jean Perrin, président de l’association des plaisanciers
Lui-même a vécu un naufrage au large de l’océan Indien et en garde des stigmates. « C’était le 6 décembre 2016, lors du Vendée-Globe, après une collision avec un cachalot. Ces vingt-quatre heures dans des creux de 8 mètres m’ont paru une éternité. J’étais à 100 milles nautiques de l’île de la Désolation, un endroit où il y a très peu de passage, mais je savais qu’on viendrait me secourir. Ceux qui sont venus ne se sont pas posé la question de savoir qui j’étais. C’est ça, le sens marin. Les migrants, eux, ne sont sûrs de rien lorsqu’ils fuient la misère de leur pays et, pourtant, près des côtes européennes, les moyens de secours ne manquent pas… »
Les plaisanciers changent de cap
Le président de l’association locale des plaisanciers (600 adhérents), Jean Perrin, est beaucoup plus circonspect. « Laisser ces images sans trop d’explications, je ne suis pas certain que cela suscite une prise de conscience », explique celui qui observe ses coreligionnaires modifier de plus en plus souvent leurs routes.
« Chaque année, nous partons en croisière avec plusieurs bateaux. En 2019, nous sommes allés en Tunisie, où les migrants sont livrés aux passeurs. Du côté de Lampedusa, il faut voir le nombre de bateaux. C’est toutes les minutes. Les plaisanciers ne sont pas rassurés, ils ont peur de traverser cette zone, car les gardes civils sont très tendus et contrôlent tous les bateaux. C’est stressant. Cette zone est devenue bizarre. Cette année, pour rejoindre Malte, nous avons préféré l’éviter. »
A la capitainerie, on ne veut pas rentrer dans la polémique dans cette partie de France où l’extrême droite est bien ancrée (56,5 % pour le candidat RN au deuxième tour des législatives dans la circonscription). Surtout, Jean-Romain Brunet n’a qu’un souhait : « Apporter un supplément d’âme à ce port et montrer que nous ne sommes pas qu’un garage à bateaux, comme on le dit souvent. »