Propagandes : « We can do it »
Nous sommes au cœur de la Seconde Guerre Mondiale, du côté américain ; alors qu’une grande partie de la population masculine a quitté les rangs de la production pour accomplir son service militaire, le besoin de main-d’œuvre entraîne un glissement paradigmatique notable du rôle de la femme.
De 1942 à 1944, le gouvernement mène une campagne de recrutement des femmes afin de participer à l’effort de guerre dans les usines du pays. Jusqu’ici cantonnées à leurs devoirs d’épouses et de mères, elles doivent à présent révéler leurs potentiels de production : c’est la naissance des rosies (du nom du personnage fictif Rosie la riveteuse qui symbolise cette femme dont l’Amérique a besoin). C’est dans ce contexte qu’en 1943 paraîtra la célèbre affiche We Can Do It, de J. Howard Miller montrant cette Rosie déterminée à soutenir la Westinghouse Electric and Manufacturing Company en cette période de guerre. La forte popularité de cette image ne doit pas nous faire oublier sa modestie originelle ; uniquement placardée sur les murs des usines Westinghouse, elle n’avait pour mission que de motiver cette nouvelle population ouvrière. Il faudra attendre les années 1980 pour qu’elle soit redécouverte et s’épanouisse ainsi que nous le savons.
Le retentissement de l’affiche ces 40 dernières années tant dans les luttes idéologiques et politiques que dans les campagnes publicitaires montre qu’elle recèle une qualité propagandiste certaine. Mais si l’image nous frappe et nous fascine d’emblée, les causes de cette efficacité demeurent plus subtiles.
Bien entendu, les couleurs employées pour cette affiche vibrent sur les cordes patriotiques ; de plus, les rouge, blanc et bleu sont soutenus par un jaune solaire qui vient exprimer à l’évidence un éveil : c’est donc l’heure du réveil patriotique.
Loin de l’indolence doucereuse du foyer, cette Rosie a le regard dur de la volonté et le bras et le poing masculins de la force de travail. Elle retrousse ses manches en un geste assuré : elle est donc également détentrice de compétences techniques. Maquillage, coiffure et manucure marquent tout de même une féminité conservée, suggérant qu’elle pourra retourner aux tâches qui lui incombent au retour de son homme. Ainsi que le montre l’affiche d’Adolph Treidler, Rosie – serait-elle une WOW (Woman Ordnance Worker) – est toujours derrière un homme.
Outre l’image de Rosie, ce qui est proposé ici à la spectatrice est condensé en une formule parfaite dans laquelle chaque élément (jusqu’à l’exclamation !) est porteur de sens : We Can Do It ! Ce slogan, c’est un « We » qui promet l’appartenance à une communauté de femmes spéciales à l’image de cette Rosie magnifiée ; c’est aussi un couple de verbes qui affirment la compétence, la force et, de fait, le pouvoir ; c’est enfin la promesse d’une forme d’omnipotence, d’infinie création, contenues dans l’enchanteresse indétermination du « it ». We Can Do It ! Autrement dit : « ensemble, notre pouvoir est sans limites ! » L’œuvre de Miller est la promesse d’un rêve universel.
La dimension propagandiste de notre affiche doit aussi être observée en tout ce qu’elle a d’implicite. C’est extrêmement simple, tout à fait efficace. En-deçà de cet enthousiasme et de cette détermination qu’elle donne à voir, Rosie impose un comportement, provoque la spectatrice en son impuissance et son asservissement. Refuser le message de l’affiche, ce serait d’emblée, pour elle, affirmer sa faiblesse, clamer son insurmontable médiocrité…
L’œuvre, simple, puissante et retorse ne révèlera son plein potentiel propagandiste que dans les années 80. Son universalité permettra sa continuelle réappropriation.
Alors que dans les années 40, elle est susceptible de motiver les femmes en flattant leur beauté, leur volonté, leurs compétences, leur force, leur pouvoir, dans le contexte féministe des années 80, elle voit son sens modifié : d’une part, elle affirme que la femme est un homme comme un autre et d’autre part, elle tourne en dérision la féminité stéréotypée, l’apprêt trop prononcé de cette Rosie – pin-up délicieusement ringarde. Adieu femme au foyer, Ecce homo !
Cette réappropriation féministe n’est que la première d’une longue série. Rosie servira dès lors toutes les causes, des plus nobles aux plus absurdes. Jouant sur le contenu du « We » et sur les possibilités du « It », on lui demande de porter les espoirs et revendications de tous… des campagnes humanitaires ou politiques aux détournements publicitaires ou humoristiques… jusqu’à l’overdose.
À force de duplications et de travestissements, notre affiche voit peu à peu son aura s’étioler pour parler comme Walter Benjamin. Finalement réduite à la superficialité et l’exotisme d’un rétro à la mode, on aurait tendance à la percevoir comme simple objet esthétique prêt à consommer – image à posséder – ce au détriment d’une réelle compréhension de sa profondeur artistique et propagandiste. Ce serait une erreur ; car pour certains, elle reste un modèle de persuasion extrêmement efficace : Yes, She Can !
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