Rencontre avec l’association Mist : Comprendre et lutter contre la traite des êtres humains en France.

Depuis 2020, l’association Mist œuvre activement dans la lutte contre la traite des êtres humains. Fondée par des femmes nigérianes ayant elles-mêmes vécu des situations d’exploitation, elle propose une approche innovante, mêlant pair-aidance, mobilisation communautaire et accompagnement juridique. À travers cet entretien, nous revenons sur les origines de leur engagement, l’évolution de leurs missions et leurs actions de sensibilisation.

Q/ Quel a été l’élément déclencheur à l’origine de la création de votre association en 2020 ?

L’Histoire de la création de la Mist est fortement liée à l’Histoire de la traite nigériane en France et de la mobilisation politique de ses victimes.

La traite nigériane est un phénomène qui existe en Europe depuis la fin du XXe siècle, mais la compréhension de ses mécanismes criminels et sociaux est le résultat d’un travail associatif et policier progressif et difficile, eût égard à la nature souterraine et transnationale de ces réseaux comme à l’emprise et au danger dont souffrent les victimes. Cette compréhension progressive est principalement le résultat de la mobilisation de ces dernières qui ont eu le courage de parler aux travailleurs sociaux de ce qu’elles vivaient, puis le courage d’agir en justice et de faire condamner leurs trafiquants. Jamais aucun groupe social n’a autant coopéré avec les autorités judiciaires françaises que les femmes nigérianes en matière de lutte contre la traite des êtres humains, et cela s’est accompagnée de très nombreuses condamnations sur tout le territoire national ainsi que d’une protection accrue pour les femmes originaires de l’état d’Edo, groupe social reconnu comme particulier et bénéficiaire du statut de réfugié par la Cour Nationale du Droit d’Asile à partir de 2014.

« Jamais aucun groupe social n’a autant coopéré avec les autorités judiciaires françaises que les femmes nigérianes en matière de lutte contre la traite des êtres humains »

La mobilisation des femmes nigérianes victimes de traite s’est accentuée dans le cadre de la période dite de la « crise migratoire » alors que les réseaux criminels nigérians connaissaient un essor tragique à la faveur de la crise pétrolière et de l’effondrement de la Libye. Des milliers d‘adolescentes étaient alors transportées dans des conditions inhumaines via des zones de conflit et des bateaux gonflables, pour être contraintes à la prostitution sur les voies publiques d’Europe, dans le cadre de servitude pour dette allant de 30 à 60 000 euros, quand elles réussissaient à survivre au voyage. La gravité de ces actes comme de l’âge des victimes souvent âgées de moins de 15 ans, a largement participé de l’émergence d’un conflit au sein de la communauté nigériane en France et d’une radicalisation des postures. C’est dans ce cadre qu’a pu émerger une mobilisation politique embryonnaire des femmes nigérianes ayant été victimes de traite des êtres humains en France, mobilisation d’abord principalement dirigée en faveur de l’entraide intracommunautaire et du sauvetage des victimes mineures exploitées partout en France. A Paris, une centaine de jeunes victimes étaient alors confiées de l’Aide sociale à l’enfance entre 2014 et 2018. Une partie d’entre elles étaient entendues par les services de la Brigade de protection des mineurs et la Brigade de Répression du Proxénétisme de Paris, entrainant l’arrestation de nombreux trafiquants, dont Omos Wiseborn, ressortissant nigérian résidant à Naples qui sera condamné en juillet 2020 à 20 ans de réclusion criminelle par les Assises de Paris, puis 19 ans par la Cour d‘Appel de Paris en 2024. En amont de ce procès, les parties civiles et leurs ainées constituèrent le premier groupe militant de la Mist et remportèrent la plus lourde condamnation pour des faits de traite des êtres humains jamais rendue en France. C’est pourquoi, cette association fut créée en 2020 en parallèle de cette aventure judiciaire qui durera jusqu’à la fin 2024, année de condamnation de la compagne Wiseborn, en fuite mais finalement interpellée en Allemagne dans le cadre d’un mandat d’arrêt européen puis condamnée à 13 ans de prison en décembre 2024.

Si la création de la Mist est donc étroitement liée à la mobilisation des femmes nigérianes dans les tribunaux, elle est aussi le résultat d’une volonté de défendre le fait que ces résultats en matière de lutte contre la traite des êtres humains sont le fait de la participation des victimes. C’est pourquoi, l’objet de l’association est avant tout de défendre la participation des personnes victimes de traite des êtres humains aux discussions conduites en leur nom, à la définition, la mise en place et l’évaluation des programmes et des politiques publiques mises en place pour elles. A cet égard, la Mist développe une méthodologie d’intervention sociale unique et vise à favoriser la création d’espaces permettant aux premières concernées de parler d’elles-mêmes au sein d’un cadre évolutif, de s’autonomiser en prenant part à l’action et à la gouvernance de l’association, de travailler en faveur de la production de recommandations, d’un meilleur accès aux droits pour les victimes et de la lutte contre la banalisation de violences ou de phénomènes d’emprise au sein des groupes de paires.

Q/ Vos missions ont-elles évoluées depuis lors ?

Les missions de la Mist se déploient depuis cinq ans dans les champs dits de la pair-aidance, de l’organisation communautaire et du legal empowerment. Ces méthodologies anglo-saxonnes visent à renforcer l’organisation et le pouvoir des groupes discriminés pour qu’ils puissent défendre leurs intérêts et devenir des acteurs de changement. A cet égard, la Mist est un collectif de personnes mineures et majeures ayant été victimes de traite des êtres humains qui se mobilisent pour promouvoir l’identification d’autres victimes, leur protection puis leur inclusion, dans un parcours leur permettant de valoriser leur expérience à leur tour dans le cadre d’espaces sécures. Plus de la moitié du conseil d’administration et de l’équipe salariée est composée de femmes qui ont été victimes d’exploitation sexuelle et qui sont accompagnées dans un parcours continu de formation, d’analyse de la pratique professionnelle et de supervision.

La pair-aidance est au cœur des missions de la Mist. Une équipe de cinq pair-aidantes salariées mènent des missions d’assistance direct aux victimes, accompagnées par des professionnelles et soutenues par un collectif de victimes membres de la Mist et actives dans leur communauté. Cette méthode de soutien mutuel permet aux victimes ayant vécu des expériences similaires de partager leurs connaissances et leur soutien avec celles qui traversent des situations comparables. La pair-aidance apporte une dimension humaine et empathique essentielle, en offrant un soutien direct et des conseils pratiques aux victimes et en favorisant l’identification et le signalement de cas d’exploitation sexuelle. Les victimes d’exploitation sont souvent peu informées, voire désinformées par des proches malveillants ou des prédateurs. Elles ont du mal à connaître et à comprendre leurs droits mais ne savent pas à qui s’adresser, sont souvent réticentes à parler à des professionnels en raison de la méfiance ou de la peur du jugement moral et de la stigmatisation. Pourtant, elles sont en grand souffrance psychologique, développent des troubles de stress post-traumatique, un état dépressif et anxieux, souvent des addictions et des pensées suicidaires.

« La pair-aidance apporte une dimension humaine et empathique essentielle, en offrant un soutien direct et des conseils pratiques aux victimes et en favorisant l’identification et le signalement de cas d’exploitation sexuelle. »

Depuis la création de la Mist, ces missions ont évolué, en parallèle de l’évolution de l’association et de ses membres. On peut noter ici trois évolutions majeures que sont : l’augmentation du nombre de membres de nationalité française, du rôle des réseaux sociaux et des besoins en matière de santé mentale.

D’abord, l’augmentation du nombre de victimes françaises au sein de la Mist est conséquente de l’évolution de l’activité criminelle en France et des orientations qui sont faites par les services policiers et judiciaires (les victimes françaises sont les victimes identifiées par les autorités qui sont les plus nombreuses depuis sept ans). Aujourd’hui, deux des salariées pair-aidantes de la Mist sont des jeunes femmes françaises qui mènent des actions de conseil et d’information auprès des autres jeunes filles de leur communauté. Le collectif de la Mist se voit devenir de plus en plus interculturel à mesure qu’il se déploie dans le temps et cette dimension est partie intégrante de la formation continue des pair-aidantes, comme des débats communautaires qui allient des femmes avec ou sans expériences personnelles de l’exil.

Ensuite, le rôle des réseaux sociaux est étroitement lié à la dématérialisation du proxénétisme en France et de l’évolution globale des modes de communication des jeunes générations. Dans ce cadre, si les missions de la Mist en matière d’écoute, d’évaluation et d’information se poursuivent en présentiel (nous animons par exemple une permanence hebdomadaire au Point d’Accès aux Droits du 18ème arrondissement de Paris où les victimes sont reçues par une pair-aidante qui les oriente), de même le pair-aidantes animent des lignes téléphoniques dédiées aux victimes, des groupes sur les réseaux sociaux (Instagram, TikTok et autres) et des lives pour interagir directement avec les potentielles victimes.

« À ce jour, l’Etat français ne finance pas de dispositifs de soins dédiés à ces questions, alors que les programmes d’assistance sont d’avantage focalisés sur l’urgence et le court-terme. »

Enfin, l’association est fortement marquée par les besoins en matière de santé mentale. D’un côté les victimes françaises présentent des troubles importants (trauma, addictions, handicap…), de l’autre côté les victimes nigérianes commencent à peine à se saisir des dispositifs thérapeutiques qui ne répondent pas toujours à leurs besoins. A ce jour, l’Etat français ne finance pas de dispositifs de soins dédiés à ces questions, alors que les programmes d’assistance sont d’avantage focalisés sur l’urgence et le court-terme. Dans ce cadre, les pair-aidantes écoutent et accueillent les victimes de traite, au téléphone, sur les réseaux sociaux ou au bureau de la Mist. Nous les soutenons dans la verbalisation de leurs préoccupations en matière de santé mentale. Nous animons des groupes de parole, les conseillons et les aidons à faire les liens entre leurs troubles de stress post traumatique et les potentiels impacts en matière d’addiction ou sur le développement de leurs enfants (troubles du comportement, de l’oralité, du sommeil, de l’alimentation etc). Nous écoutons leur appréhension en matière de suivi psychologique, en prenant en compte la peur du stigmate. Nous utilisons notre expérience et les connaissances reçues lors des formations en santé mentales pour parler aux victimes sans les heurter tout en valorisant la force dans la démarche d’aller voir un psychologue, signe de courage et non de faiblesse.

Q/ Le phénomène de la traite des êtres humains à des fins sexuelles est assez ignoré par le grand public alors même qu’il gagne du terrain dans notre pays visant notamment des personnes mineures. Dans votre intitulé, il y a le mot sensibilisation. Quelles actions préconisez-vous pour mieux prévenir la traite des êtres humains ?

En matière de prévention, les membres de la Mist se mobilisent pour faire connaître les réalités de la traite des êtres humains et de l’exploitation du point de vue des victimes. Ces actions de sensibilisation ou de formations s’adressent aussi bien au grand public qu’aux membres des communautés touchées, des professionnels ou des autorités.

En expliquant notre vécu, nous mettons en avant les mécanismes de phénomènes qui se déploient en France généralement sur la base de dysfonctionnements du système que nous essayons de dénoncer collectivement. Ces revendications prennent de multiples formes : rapports collectifs, films, podcasts, interventions publiques, formations pour les professionnels etc. L’objectif de l’association est de trouver des medias d’expression pour toutes (et tous) en respectant leurs choix, leurs compétences et leur parcours guérison. Par exemple, un groupe de femmes nigérianes publie des témoignages et des programmes de coaching sur la chaine YouTube de l’association. D’autres interviennent dans les foyers de l’Aide sociale à l’enfance auprès des jeunes protégés ou des professionnels. D’autres encore rédigent des avis sur différents sujets et qui sont mis en ligne sur notre site internet.

« Nous mettons en avant les mécanismes de phénomènes qui se déploient en France généralement sur la base de dysfonctionnements du système que nous essayons de dénoncer collectivement. »

Tous ces retours d’expérience et ces recommandations ont pour objectif de favoriser la détection précoce, la protection et la réparation des victimes. La prévention de l’exploitation sexuelle est étroitement liée à la réussite de ces objectifs. Tant que les multiples dysfonctionnements de notre système permettront que des êtres humains soient victimes d’exploitation sans être détectés, protégées et réparés à la hauteur des violations subies, alors ces phénomènes perdureront en France et se déploieront dans notre société comme nous pouvons l’observer depuis sept ans puisque la majorité des victimes et des auteurs (proxénètes et clients) sont désormais de nationalité française. Si le phénomène de la traite des êtres humains est comme vous dites « assez ignoré par le grand public » c’est en partie parce que ces dossiers ne sont pas qualifiés comme tels au sein des tribunaux français, malgré les injonctions internationales. Aujourd’hui, ceux et celles qui exploitent la prostitution des mineur(e)s français(es) en France sont très largement jugés en comparution immédiate pour proxénétisme aggravé, alors que le recours à la prostitution de mineur n’est quasiment jamais poursuivi et qu’il est moins pénalisé que le viol même sur des victimes de moins de quinze ans.