Quand les bibliothèques et les médiathèques deviennent des refuges pour les SDF. Depuis dix ans, les structures publiques voient affluer un public précaire, « les séjourneurs », auquel elles offrent des services spécifiques en plus des activités culturelles.
Reportage par Sylvia Zappi publié sur le site lemonde.fr, le 4 01 2023
Enquête. Emmitouflés dans plusieurs couches de vêtements, des sacs à dos gonflés par leurs maigres affaires personnelles, ils sont déjà une dizaine à patienter devant la porte vitrée de la médiathèque de la Canopée, en ce mercredi de fin décembre parisien. A quelques mètres, sous l’immense auvent métallique qui abrite le Forum des Halles de Paris, un sapin de Noël géant éclaire de ses lumignons la foule qui s’affaire pour ses dernières courses d’avant-24 décembre. Un sac Monoprix plein à ras bord, Arsène (il a préféré changer son prénom et taire son nom) sourit aux bénévoles malgré son pantalon trempé et sa mine fatiguée : le septuagénaire à la barbe grise clairsemée, qui a passé la nuit dehors, peut enfin se mettre au chaud.
Plus loin, ils sont trois le long de la baie vitrée, attablés devant leur plateau : Alain, 71 ans, tassé sur sa chaise, qui explique avoir un chez-lui mais s’y trouver trop seul ; Claude, la soixantaine bien mise, qui dit apprécier « un petit déjeuner équilibré et la convivialité » ; et Mike, jeune barbu à la rue qui vient se réchauffer et tromper sa solitude en empruntant des livres. Les trois sont des habitués de ces petits déjeuners solidaires organisés quotidiennement par le dispositif
Art et food. Parmi la cinquantaine de sans-abri qui défilent durant la matinée, quelques-uns se glissent à l’intérieur des salles de lecture.
Une fois son café bu, Arsène s’est installé devant un ordinateur : « Je passe des heures ici à écouter de la musique, surtout de la variété, et à regarder du sport », explique-t-il. Devant un autre poste, à côté de lui, un homme qui n’a pas quitté sa parka navigue sur Internet, sans lâcher un mot.
Les « séjourneurs »
Un ou deux hommes isolés ont pris possession des poufs : mis à part l’éternel sac de supermarché gonflé de frusques à leurs pieds, peu de choses distinguent ces sans-domicile-fixe des usagers du quartier. Ils représentent pourtant un tiers du public accueilli dans cette structure de 1 000 mètres carrés.
« On assiste en direct à la montée de la pauvreté. Peut-être parce qu’on est repéré comme un lieu de fonction sociale où on respecte ces usagers autant que les autres », constate Sophie Bobet, directrice de la médiathèque. Comme dans beaucoup de ces établissements publics, elle a vu la part des précaires augmenter depuis dix ans. Les sociologues Serge Paugam et Camila Giorgetti avaient analysé, en 2013, le phénomène à la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou (Des pauvres à la bibliothèque. Enquête au Centre Pompidou, PUF) et constaté que, pour les personnes démunies, ce lieu d’étude et de prêt de livres était un moyen de renforcer les liens sociaux.
Les bibliothèques de quartier sont à leur tour devenues des endroits protecteurs pour les plus précaires : seuls espaces gratuits et chauffés, accessibles sans contrôle de papiers, où l’on est libre de son temps, sans obligation de consommer. C’est là qu’on peut finir sa nuit discrètement, se sentir protégé, recharger son téléphone portable, se laver. Migrants, SDF, étudiants sans le sou, retraités pauvres, toxicomanes en errance, mineurs isolés… toute une population d’invisibles hante ces lieux. Dans le jargon des agents, on les appelle les « séjourneurs », au vu du temps qu’ils passent dans les murs.
Les librairies publiques ont toujours hébergé des personnes marginales. Mais, avec l’arrivée significative des migrants depuis 2015 et la pauvreté qui s’accroît, leur part n’a cessé d’augmenter, particulièrement dans les arrondissements du Nord et de l’Est parisiens. Confrontés à leur présence de plus en plus importante, les professionnels ont changé de regard, passant de la méfiance à une attention particulière. Un mouvement largement aidé par le renouvellement générationnel de la profession. « Les bibliothèques ne sont plus cet univers académique et intimidant d’il y a deux décennies. Elles ont développé toute une gamme de services pour être à l’écoute », assure Marine Roy, sous-directrice de l’éducation artistique et des pratiques culturelles de la Ville de Paris.
Trente-trois médiathèques sur les cinquante-six que compte Paris ont ainsi mis en place des dispositifs spécifiques pour tisser des liens avec ces « séjourneurs » : ateliers de conversation, cours de français, permanences sur les droits sociaux ou aide juridique aux demandeurs d’asile, écrivains publics, animations culturelles spécifiques, assistance numérique… « Les médiathèques sont devenues des espaces de vie où chacun peut trouver sa place et où la culture rassemble », insiste Alexandre Favereau-Abdallah, chargé des publics à la Ville de Paris.
Littérature et jeux vidéo
A la médiathèque Vaclav-Havel, coincée entre la halle Pajol et les rails de la gare de l’Est, dans le 18e arrondissement, des prises électriques près des toilettes et un important rayon de méthodes de langues trahissent la fréquentation régulière des migrants qui séjournent dans le quartier. « Dans un premier temps, ils ont un usage très utilitaire de nos locaux : il s’agit de survivre. Ensuite vient le début des pratiques culturelles. Mais ici, où ceux que nous appelons les publics éloignés représentent 30 % de la fréquentation, notre métier n’est pas le même que dans le 16e ou le 15e arrondissement », observe Pascal Ferry, directeur de la structure, qui a recruté quatre agents parlant dari, peul, wolof, turc et arabe.
A l’étage, au milieu des rayons de littérature française, Jean-Claude, retraité, donne un cours de français à partir du pachtoune à Safi, réfugié pakistanais. Plus loin, deux enfants afghans casque sur la tête jouent en ligne : « Dès leur arrivée, leur père leur a dit d’aller à la bibliothèque pour apprendre le français. Ils viennent tous les jours pour voir leurs copains », raconte Stéphanie Azria, responsable de l’accueil des publics éloignés. Au-dessus, une grande salle de jeux vidéo a été aménagée : là, adolescents et adultes migrants, manette à la main, s’escriment sur les grands écrans. « Quand on est afghan ou érythréen, FIFA [jeu vidéo de football], ça vous parle aussi. C’est une pratique culturelle comme une autre et un vecteur social », souligne l’animateur.
Alexandre Favereau-Abdallah, chargé des publics à la Ville de Paris : « Ce sont des espaces de vie où chacun peut trouver sa place et où la culture rassemble »
Même les établissements recevant un public un peu plus cossu, comme la médiathèque Françoise-Sagan, dans le 10e arrondissement, ont changé leur accueil. Derrière les splendides murs ocre datant du XVIIIe siècle du Clos Saint-Lazare − 2 000 mètres carrés aux hauts murs blancs et baies vitrées −, on repère vite les sans-abri à leur barda et aux bonnet et écharpe qu’ils ne quittent pas. Ici, ce sont surtout des aides pour remplir un dossier de retraite ou d’allocation sociale qu’ils viennent demander. « Beaucoup sont en détresse avec les démarches en ligne. On tente de les aiguiller avec la médiatrice de la mairie », note Carine Chamoin, directrice adjointe de l’établissement. Un ancien photojournaliste de l’agence Sipa qui a préféré taire son identité s’affaire devant la « boîte à dons » où les particuliers laissent livres, jouets et vêtements. « Grâce à ces petits cadeaux, j’ai des rendez-vous heureux avec mes enfants », explique le quinquagénaire.
Conflits d’usage
La montée en puissance de la présence de ces usagers pauvres ne se fait pas toujours sans heurts. Lorsque les campements de migrants ont navigué autour de la porte de la Chapelle et du quartier de Stalingrad, le personnel s’est vite retrouvé submergé. « Quand vous avez une présence constante de 90 personnes, majoritairement des hommes, sur un même plateau, que répondre aux familles du quartier qui ne trouvent plus de place ? Certaines ne sont pas revenues. Ça a été un choc », remarque-t-on à Vaclav-Havel. Le même désarroi s’est emparé des équipes dans plusieurs autres établissements parisiens face aux conflits d’usage avec les habitués. « La difficulté vient parfois du public de CSP+ qui estime que la bibliothèque n’est pas faite pour ça », note Sophie Bobet.
Pour aider les agents à faire face, des formations ont été mises en place par la Ville et des partenariats tissés avec des associations en direction de l’action sociale et de la santé. « Cette fréquentation correspond à l’évolution de la pauvreté dans la société française. Les agents considèrent naturellement que les accueillir fait partie de leurs missions. Il ne fallait pas les laisser seuls face à ce phénomène », résume Aurélie Filippetti, la nouvelle directrice des affaires culturelles de la Ville de Paris, qui assure qu’une part grandissante du budget animation y est consacrée. Et de rappeler que, lors de la remise de son prix par la BNF, en 2019, Viriginie Despentes avait souligné dans son discours combien celle du 13e arrondissement avait été un « refuge » quand elle était à la rue.