Avec « La Combattante », Camille Ponsin réalise un documentaire poignant qui raconte le travail de Marie-José Tubiana, 90 ans, auprès des demandeurs d’asile venus de cette région du Soudan.
Article par Jacques Mandelbaum publié sur le site lemonde.fr, le 4 10 2022
Longtemps chef opérateur, Camille Ponsin s’adonne à la réalisation documentaire depuis 2003, pour la télévision. « La Combattante » est son premier film à connaître une sortie au cinéma, à juste titre tant est heureuse sa découverte. Ce que propose, en effet, ce documentaire n’est pas tant une révolution dans le genre qu’un exemple frappant de ce que peut le cinéma quand les bonnes personnes se rencontrent. Ici, Ponsin lui-même, sa qualité d’écoute et d’écriture, sa présence discrète qui ne se laisse pas oublier derrière la caméra, son choix d’un sujet qui fera beaucoup de bien à ceux et à celles qui le découvriront, au milieu de l’océan déchaîné du clash permanent et de l’égocentrisme triomphant qu’est devenue notre société à l’heure de la dérégulation et des réseaux.
Cela tient, pour l’essentiel, à la magnifique personne qui se prête au jeu de ce film, dont on sent bien qu’elle n’y a consenti qu’à la condition de rester elle-même, c’est-à-dire de le faire moins par coquetterie, cadet de ses soucis, que pour la cause qu’elle défend. Altruisme, générosité, compétence, modestie, dignité. De telles personnes existent encore, on n’en doutait pas vraiment, mais les voir, en discours et en actes, rassure. C’est quasiment une mesure d’hygiène publique qui devrait être rendue obligatoire. On a donc nommé « la Combattante », Marie-José Tubiana, 90 ans au moment du tournage – elle est née en 1930 –, ethnologue du CNRS à la retraite, spécialiste du Darfour. En vertu de sa connaissance incomparable du sujet, elle est consultée par les réfugiés qui ont essuyé un refus de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides et veulent déposer un recours auprès de la Cour nationale du droit d’asile.
Le film se déroule dans le salon de Marie-José, où, crayon et carnet à la main, elle reçoit et écoute, attentive, des demandeurs dont la requête a généralement fait l’objet d’un rejet.
Le cadre, familier, sent le vécu, les étagères croulent sous les livres, les journaux jonchent les tables, les piles de dossiers s’accumulent partout. Marie-José s’y déplace avec prudence, avouant pudiquement quelques trous de mémoire quand il faut mettre la main sur un dossier, redevenant d’une finesse et d’une acuité redoutables dans les dialogues qu’elle mène avec ses visiteurs, avec d’autant plus de pertinence qu’elle connaît intimement la région d’où ils viennent, le conflit qui la déchire, la souffrance et la déréliction des populations qui y sont exposées.
Le recours aux archives est, à cet égard, le passage obligé d’un film qui ambitionne de faire comprendre le sort de ces réfugiés frappant à nos portes. Leur distribution dans l’économie narrative du film est claire, précise, éloquente.
L’histoire commence en 1989, avec l’accession au pouvoir du colonel Omar Al-Bachir au Soudan, qui ouvre largement le pays à l’influence des Frères musulmans et aux djihadistes. On aperçoit d’ailleurs Oussama Ben Laden souriant au détour d’une archive. Khartoum devient la capitale de l’islamisme le plus radical du monde arabe. Des massacres sont très vite commis contre les ethnies africaines du Darfour, les Four puis les Masalit. En 2002, face à ces ethnies qui prennent les armes contre le gouvernement, le régime entreprend de les anéantir. De lourds bombardements sur les villages sahéliens sont suivis par des raids des milices arabes progouvernementales, les janjawids, qui, se livrant au pillage et au viol, parachèvent le massacre. On estime le bilan à 300 000 morts et près de 3 millions de déplacés. Aucun jugement n’a jamais sanctionné ce que d’aucuns nomment un génocide. Bien au contraire, l’Europe, selon l’esprit des accords de Khartoum en 2014, paie cher ses auteurs pour qu’ils empêchent la migration des survivants vers le continent. Dernier recours.
Voilà le tableau dantesque, et voici la frêle Marie-José à sa manière hulkienne. A cette différence que sa colère la porte à reconstruire plutôt qu’à détruire. Le film témoigne ainsi de la visite d’un certain nombre d’hommes et de femmes qui ont tout perdu, dont les villages ont été le plus souvent effacés de la carte, et qui la consultent en dernier recours, après un premier avis défavorable. Le film en produit d’ailleurs les arguments, passablement flous : « déclarations confuses sur l’attaque du village », « propos approximatifs concernant sa provenance du Darfour ».
Marie-José Tubiana est fatiguée, et l’on ne voit pas qui, à part elle, dispose d’une connaissance de la région et d’archives personnelles à la hauteur de la mission qu’elle s’est fixée Puis il montre, pour chacun d’entre eux, comment Marie-José Tubiana, entourée de vieilles cartes et de divers manuscrits connus d’elle seule, dispensant un art maïeutique et retrouvant chaque élément manquant, authentifie leur récit, ô combien bouleversant.
Pourtant, rien de trop émotionnel, du moins en apparence, du côté de Marie-José – c’est son côté boulot-boulot –, juste la démonstration d’un savoir et d’un pouvoir employés avec la bienveillance qui convient par celle qui les détient. Avec ce moment récurrent, proprement grandiose, où elle notifie consciencieusement sur une feuille blanche, avec force arguments lus à haute et paisible voix, son avis favorable. Seulement voilà, Marie-José Tubiana est fatiguée, et l’on ne voit pas qui, à part elle, dispose d’une connaissance de la région et d’archives personnelles à la hauteur de la mission qu’elle s’est fixée. Il y a d’ailleurs un très beau passage dans le dossier de presse de « la Combattante » où elle explique que tout ce qu’elle fait en faveur de ces réfugiés est pour elle un « contre-don » à tout ce qu’eux-mêmes lui ont généreusement donné quand elle explorait le pays. Des extraits de toute beauté de ses propres prises de vues – Marie-José Tubiana aura été à bonne école avec Jean Rouch (1917-2004) – témoignent dans le film de ses voyages anciens, nous montrant un Darfour d’avant la catastrophe, que cette femme exemplaire, ouverte à autrui et au monde, emportera fidèlement avec elle.