Méritocratie. L’idée d’une hiérarchie fondée sur le mérite est un des fondements de l’école républicaine, mais une compétition équitable exigerait que tous les enfants aient les mêmes conditions culturelles et socio-économiques.
article par Luc Cédelle publié sur le site lemonde.fr le 31 08 2022
Histoire d’une notion. « Je suis un pur produit de la méritocratie républicaine dont l’école est le pilier. » Prononcée le 20 mai lors de sa passation des pouvoirs avec Jean-Michel Blanquer, cette phrase fut l’une des premières de Pap Ndiaye en tant que ministre de l’éducation nationale. Selon Le Robert, la méritocratie désigne la « hiérarchie sociale fondée sur le mérite ». Son invocation semble couler de source : qui peut être contre les efforts à fournir pour acquérir un savoir et contre le mérite qui en découle ?
Mais la mesure de ce mérite se dérobe. Comment, dans les résultats scolaires, distinguer ce qui relève de l’effort fourni, de dispositions personnelles ou du contexte familial et relationnel ? A résultat égal, un enfant sera immensément méritant et un autre n’aura eu qu’à s’acquitter d’une formalité. D’autres complexités surgissent lorsque l’on passe d’une situation ponctuelle (untel a bien travaillé, bravo) à une caractérisation durable (untel travaille toujours bien, c’est un « bon élève »), et du registre individuel à la dimension politique signifiée par la notion de « méritocratie ».
De ce fait, elle est associée à celle de « l’égalité des chances » : une compétition équitable exigerait que tous soient placés dans les mêmes conditions culturelles et socio-économiques. Ce n’est évidemment pas le cas et c’est pourquoi le système scolaire s’assigne un devoir de compensation : dans son article 1, le code de l’éducation stipule que le service public de l’éducation « contribue à l’égalité des chances ». Il précise que, « dans le respect de l’égalité des chances, des aides sont attribuées aux élèves et aux étudiants selon leurs ressources et leurs mérites ». Garante de la méritocratie et au cœur des discours sur l’école, l’égalité des chances a donc le statut ambivalent d’un principe de fonctionnement proclamé et d’un idéal toujours à atteindre.
La méritocratie, note le sociologue François Dubet à propos des paroles « rituelles » de Pap Ndiaye, est qualifiée de « républicaine », en référence à l’école de Jules Ferry. Pourtant, celle-ci « pratiquait plutôt l’élitisme républicain, consistant à sélectionner “les meilleurs des enfants du peuple’’, susceptibles de suivre une scolarité longue, sans se soucier d’organiser une quelconque “égalité des chances’’ pour les autres », rappelle le sociologue qui, d’un ouvrage à l’autre, appelle depuis plus de vingt ans à davantage d’attention pour les vaincus de la compétition scolaire.
Aujourd’hui, puisque les enfants de tous milieux fréquentent un système scolaire unifié et sont censés bénéficier d’une égalité des chances, les perdants sont rendus responsables de leurs échecs et des infériorités de statut social qui en découlent. Tel est le message, générateur de puissants ressentiments, que la société leur transmet – alors même que la crise sanitaire vient de souligner le rôle crucial des travailleurs de « première ligne » au service du bien commun.
« Eternel retour de la reproduction sociale »
François Dubet est très loin d’être seul dans le registre critique. David Guilbaud, jeune haut fonctionnaire, ancien élève de Sciences Po et de l’ENA, souligne dans L’Illusion méritocratique (Odile Jacob, 2018), le caractère trompeur des discours du type « quand on veut, on peut » et voit dans la méritocratie « un principe de légitimation extrêmement puissant pour les catégories sociales dominantes, qui peuvent proclamer qu’elles ont mérité leur sort » (entretien dans Le Monde du 5 février 2019).
Le sociologue Paul Pasquali a intitulé Héritocratie (La Découverte, 2021) son enquête sur la formation des élites, où il analyse « l’éternel retour de la reproduction sociale » derrière le culte de « l’excellence ». Sur le plan international aussi, le tandem méritocratie-égalité des chances est contesté pour son rôle d’occultation de la profondeur des inégalités de base : « La conviction méritocratique selon laquelle les individus méritent les récompenses que le marché alloue à leurs talents fait de la solidarité un projet presque impossible », écrit Michael J. Sandel, professeur de philosophie politique à Harvard, dans la conclusion de son best-seller La Tyrannie du mérite (Albin Michel, 2021).
Mais on ne saurait parler de méritocratie sans évoquer son premier et meilleur critique, qui fut aussi l’inventeur du terme. En 1958, dans un livre visionnaire et à l’humour ravageur intitulé The Rise of the Meritocracy (« l’essor de la méritocratie »), le sociologue britannique Michael Young (1915-2002), alors théoricien du Parti travailliste, décrivait le cauchemar d’une Angleterre de 2033 où l’égalité totale des chances aurait été réalisée, les places dans la société étant strictement attribuées en fonction du quotient intellectuel de chacun.
Résultat : une « multitude vociférante qui voit se fermer devant elle les portes du savoir se retourne contre un ordre social dont elle sent qu’il la condamne » et déclenche une insurrection généralisée. Ce qui était de la part de cet auteur un terme péjoratif et un appel, à travers la satire, à repenser la notion de mérite, s’est retourné en lieu commun politique positif.
Luc Cédelle