Face aux pénuries de main-d’œuvre dans la restauration ou le bâtiment, de plus en plus d’employeurs défendent un meilleur accès aux titres de séjour et une régularisation des travailleurs sans papiers
reportage par Julia Pascual publié sur le site lemonde.fr, le 29 06 2022
Avec bagou et passion, souvent une cigarette roulée entre ses doigts, Etienne Guerraud parle des heures de son affaire, la « dernière grande brasserie indépendante de Paris ». Pour faire tourner Le Café du Commerce, dans le 15e arrondissement, il recourt depuis des années à une main-d’œuvre étrangère. « Sans eux, je ferme boutique », dit-il, sans détour. Les étrangers représentent 40 % de ses quelque cinquante salariés. Il y a Idriss et Hamadi, deux Mauritaniens, respectivement pâtissier et commis de cuisine, mais aussi Dieuvenor, un plongeur haïtien et Mamadou, un cuisinier malien… « Je ne les échangerais pas pour un Gaulois, ce sont des gars super. »
Les procédures de régularisation, Etienne Guerraud les connaît bien aussi. Combien de fois un salarié s’est présenté à lui, après plusieurs mois de contrat, pour lui avouer qu’il lui avait présenté à l’embauche la carte de séjour d’un autre et qu’en réalité, il est sans papiers ? On appelle cela travailler sous alias. A chaque fois, M. Guerraud a accompagné ses salariés tout au long de la fastidieuse et incertaine procédure de régularisation par le travail.
Selon la circulaire ministérielle de 2012, dite Valls, qui fixe les critères selon lesquels un préfet peut exceptionnellement accorder un titre de séjour à un travailleur, celui-ci doit présenter vingt-quatre feuilles de paie, être présent en France depuis au moins trois ans et présenter une promesse d’embauche. Un peu plus de 8 000 personnes en ont bénéficié en 2021.
« Permettre un traitement plus rapide des régularisations »
Rien de simple. Dieuvenor, le plongeur haïtien de 30 ans, qui réunit toutes les conditions de régularisation depuis juin 2021, n’a obtenu un rendez-vous à la préfecture des Yvelines qu’en décembre 2022 pour déposer sa demande de titre de séjour. Il lui faudra attendre certainement plus d’un an avant d’avoir une réponse. D’ici là, il a « peur ». « On est au bout du bout, lâche Etienne Guerraud. Il faut simplifier les choses. »
C’est pour dénoncer cette ineptie et l’inaccessibilité des préfectures aux travailleurs étrangers que la CGT devait organiser, mercredi 29 juin, un rassemblement devant la direction générale des étrangers en France (DGEF) à Paris. Le syndicat veut « en finir avec le “bon vouloir” des préfectures » et que des régularisations puissent être enclenchées sur la simple présentation de preuves de travail. « Des pans entiers de l’économie ne fonctionneraient pas sans leur force de travail », insiste la CGT.
Ce discours, de plus en plus d’employeurs l’endossent. « La réalité c’est que tous les restaurateurs à Paris ont un travailleur sous alias, confie à son tour Jean Ganizate, cofondateur du groupe de restaurants Melt. Les Français ne veulent plus bosser dans les métiers difficiles. » M. Ganizate connaît bien la CGT qui l’a accompagné sur plusieurs dossiers de régularisation de commis sénégalais, papous ou bangladais. Aujourd’hui encore, il demande au syndicat de l’aider alors qu’un de ses sous-chefs, un Sri-Lankais en France depuis plus de dix ans, craint de basculer dans la clandestinité alors qu’il est sans nouvelle de sa demande de renouvellement de titre de séjour.
Jean Ganizate regrette que « tout ce qu’on propose [aux entreprises en besoin de main-d’œuvre] c’est de recruter des gens à l’étranger, de faire des demandes de visa. Vous devez monter tout un dossier et, si ça se trouve, le type que vous recruterez est nul. » Le restaurateur est convaincu qu’il faut « laisser des ouvertures » pour régulariser les travailleurs déjà présents sur le territoire. Le président du syndicat de l’hôtellerie-restauration GNI, Didier Chenet, ne dit pas autre chose.
Dans un secteur où le manque de main-d’œuvre est évalué à 360 000 salariés, lui plaide pour « ne pas fermer les yeux sur une situation que tout le monde connaît » et « permettre un traitement plus rapide des dossiers de régularisation de ceux qui sont dans les clous de la circulaire Valls ». Au ministère de l’intérieur, aucune réforme n’est à l’ordre du jour. « Si vous voulez rendre la circulaire Valls plus souple, les 42 % de gens qui ont voté Marine Le Pen ne vont pas comprendre, estime un ancien cadre de la DGEF. Il ne faut surtout pas la toucher. »
« Les services de l’Etat n’acceptent plus de dérogation »
Quant à l’accès aux préfectures, le ministère de l’intérieur assure travailler à une amélioration mais « assume » de ne pas donner la priorité aux étrangers en situation irrégulière. Du reste, pour faire face aux pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs, la Place Beauvau évoque la venue de travailleurs saisonniers, notamment du Maroc et de Tunisie.
Une solution qui ne séduit pas Laurence Fay, pépiniériste viticole en Savoie. Les collègues qu’elle connaît et qui ont l’habitude de faire venir des saisonniers du Maroc, « n’ont pas obtenu les permis de travail cette année ». Et puis, ajoute-t-elle, « on ne tombe pas toujours sur des personnes qui veulent travailler et il faut les loger, et moi, je n’ai pas la structure pour ça ». En revanche, Laurence Fay, qui a de grosses difficultés de recrutement depuis deux ans, connaît Shaban B., un Kosovar de 37 ans qui vient travailler chez elle depuis 2019 et qui est aujourd’hui sous le coup d’une obligation de quitter le territoire (OQTF). « Je ne comprends pas pourquoi il n’est pas régularisé. Il ne rechigne jamais, il parle français, il participe à la vie locale. Il veut juste vivre normalement. »
Quand Shaban B. ne travaille pas chez Laurence Fay, il est employé par Philippe Grisard, un exploitant viticole qui a tout essayé pour faire lever l’OQTF de son ouvrier. Depuis la fin 2021 et jusqu’à aujourd’hui, il écrit des courriers à la préfecture où il dit avoir « vraiment besoin » des « compétences » et de la « qualification » de Shaban B. Il a fait appuyer sa demande par des syndicats de viticulteurs et des élus locaux, à l’instar de la députée (Les Républicains) de Savoie, Emilie Bonnivard. « Les services de l’Etat (…) n’acceptent plus de dérogation », lui a expliqué l’élue par courriel, fin mai, se disant « vraiment désolée » de n’avoir « aucune marge de manœuvre sur ce dossier ». Alors Philippe Grisard espère qu’il aura plus de chance avec un prochain préfet.
La problématique dont font état ces agriculteurs se retrouve un peu partout sur le territoire. Gabrielle Gramont, de la fédération des associations d’aide aux migrants du Pays basque et Sud-Landes Etorkinekin, a monté avec la Cimade un groupe de réflexion sur la « régularisation par le travail ». Elle est souvent contactée par des employeurs en recherche de travailleurs parmi lesquels un magasin Decathlon, une clinique psychiatrique, un groupement d’employeurs du bâtiment ou encore une société de transport routier.
Des patrons renoncent à pourvoir des postes
Le restaurateur Christophe Almodovar était prêt à prendre le risque de déclarer des sans-papiers pour « montrer à la préfecture qu’on a besoin de cette main-d’œuvre ». Mais ceux-là craignaient trop d’être contrôlés par la police. Alors il a démarré il y a un mois sa première affaire à Hendaye (Pyrénées-Atlantiques), Le Palmier, avec son meilleur ami André Despacha. Faute de recrues en cuisine, il ne peut pas ouvrir autant de jours qu’il voudrait. « C’est un manque à gagner », regrette-t-il.
Hamadi, un Mauritanien de 25 ans, est arrivé en France en 2018. Il a pour le moment huit bulletins de paie en tant que commis de cuisine et doit rester anonyme le temps que sa procédure aboutisse. Nombreux sont ceux qui ont dû renoncer à pourvoir des postes. Stéphane Rullier, patron d’une TPE qui installe des sonorisations et des éclairages dans les salles de spectacle en Ile-de-France, aurait voulu prendre comme apprenti Siradji, un Sénégalais qui suit un bac professionnel en électricité. Ses stages s’étaient « super bien passés ». « Il est bosseur, fiable, ponctuel », rapporte M. Rullier, alors que « beaucoup de jeunes sont orientés vers des métiers techniques qu’ils ne veulent pas faire ». Mais, en avril 2022, Siradji a reçu une OQTF. Les courriers de M. Rullier à la préfecture de Seine-Saint-Denis n’y ont rien changé. Il a renoncé à ce qui aurait pu lui permettre de répondre à de nouveaux marchés.
A des centaines de kilomètres de là, en Isère, Laurent Marmonier, patron de Maçonnerie Nature, cherche toujours à recruter un maçon spécialisé dans le bâti ancien. Egalement président du syndicat patronal du bâtiment Capeb Isère, il qualifie de « catastrophique » la perte de ces jeunes formés en France, protégés le temps de leur minorité mais à qui les préfets délivrent des OQTF dès leur majorité atteinte.
Le vice-président du Medef dans le département, Romain de Tellier, abonde : « On a du mal à recruter dans tous les métiers. On cherche dans tous les sens. Voir un jeune partir parce qu’il est en situation irrégulière à ses 18 ans, c’est violent. Comment se fait-il qu’ils ne puissent pas rester alors qu’ils ont été accueillis, formés, intégrés ? »