Alain Mabanckou: «Imposer une couleur de peau dans la création est une forme de ségrégation»

ENTRETIEN – L’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou, professeur à l’université de Los Angeles, met en garde contre la «communautarisation» de la littérature.
Entretien mené par  Mohammed Aïssaoui et publié sur le site le figaro.fr, le 05 05 2021

Alain Mabanckou est romancier, poète, éditeur et professeur de littérature francophone à l’Ucla. Directeur artistique du festival «Atlantide. Les mots du monde» et directeur de la collection Points Poésie, il a été, en 2016, le premier écrivain invité sur la chaire de Création artistique du Collège de France. Le Prix Renaudot 2006, auteur de Rumeurs d’Amérique (Plon), est bien placé pour nous éclairer sur les polémiques récentes.

Entretien à l’occasion de la publication de deux ouvrages de référence sur Aimé Césaire. Une biographie de Kora Véron, qui brosse le portrait total et saisissant du père de la négritude. Et un livre d’entretiens menés sur près d’un quart de siècle par Marijosé Alie, où apparaît l’intimité du «nègre fondamental» qui a marqué la littérature contemporaine.
LE FIGARO. – Vous vivez entre la France et les États-Unis, vous suivez de près ce qui se dit autour de la littérature et les polémiques récentes. Une question complexe: quelle est la couleur de la littérature?
Alain MABANCKOU. – En réalité je ne me suis jamais posé cette question, je suis un véritable oiseau migrateur, une feuille détachée de l’arbre et qui voyage au gré du vent. Dans mon esprit, je me suis toujours infiltré dans l’univers de l’écrivain que je lis. En somme, en tant que lecteur, je suis un caméléon, je me sens aussi bien à l’aise au Japon avec Yukio Mishima ou Kenzaburo Oe, au Mexique et au Pérou avec Octavio Paz et Mario Vargas Llosa, en Italie avec Giacomo Leopardi ou Dino Buzzati, ou encore en Afrique du Sud avec Nadine Gordimer ou J.M. Coetzee. La littérature est le seul territoire qui ne nécessite pas de sauf-conduit pour entrer et, celles et ceux qui nous imposent des couleurs corrompent, hélas, le plus grand héritage du genre humain: le pouvoir de l’imaginaire.
« Le communautarisme dans la traduction signifierait alors qu’on ne pourrait échanger et parler qu’avec des individus qui sont supposés être comme nous »
Une traductrice néerlandaise a dû renoncer à traduire la poétesse afro-américaine Amanda Gorman parce qu’elle n’était pas noire, qu’en pensez-vous?
Ma position est claire en la matière: imposer une couleur de peau dans la création équivaut à une forme de ségrégation. Amanda Gorman a souhaité que ce soit une jeune Noire qui traduise son œuvre. C’est une attitude que décriait déjà en son temps James Baldwin qui, dans son roman La Chambre de Giovanni, s’était écarté de la dictature d’une «littérature de couleur» qui imposait presque à l’écrivain de rassembler les «ingrédients» censés déterminer ce qu’était la «littérature noire-américaine», ce que Baldwin qualifiait de «littérature de protestation». À l’opposé, son roman n’a pas de personnages noirs, il ne se passe pas dans les enchevêtrements de Harlem, il se déroule en Europe, avec des protagonistes qui n’ont pour seule couleur que la singularité de leur expérience personnelle, de leurs rencontres, etc. On ne peut pas lutter contre l’exclusion en réinventant de nouvelles formes de marginalisations. Le communautarisme dans la traduction signifierait alors qu’on ne pourrait échanger et parler qu’avec des individus qui sont supposés être comme nous. Cela n’est pas ma conception de la création.
Quand on est écrivain, peut-on se définir comme étant un écrivain noir, blanc, femme, jeune, homo…?
Le vocabulaire que nous utilisons a cristallisé certains préjugés difficiles à éradiquer. Je suis un écrivain, l’étiquette de «Noir» est le résultat d’une longue histoire marquée par la vanité des peuples qui s’estimaient garants de la civilisation et qui avaient, pour leur malheur, sous-estimé ma capacité de raconter ma propre expérience et ma volonté de convoquer une autre pensée, celle de bronze, de l’alliage des métaux, comme dirait le poète Tchicaya U Tam’si. Qu’il soit noir, blanc, femme, jeune, homo, etc., l’écrivain propose sa version de notre humanisme. Peu importe qu’elle ne soit pas la nôtre car dès qu’on entre dans la littérature, on signe le pacte de la subjectivité et du respect de l’imaginaire de chacun. Dans ces sens, l’écrivain ne se définit pas, il est à prendre ou à laisser.
Vous refusez ce que vous avez appelé «la départementalisation de l’imaginaire», la nouvelle génération est-elle plus radicale?
Je me sens proche de Serge Joncour, David Van Reybrouck, Véronique Ovaldé, Pia Petersen, Marie NDiaye, Percival Everett ou, encore, de Dany Laferrière parce que je peux habiter dans leur univers sans décliner mon identité. Nous ne nous définissons plus par le prisme des nationalités ou des rancœurs accumulées au cours de l’Histoire, parce que nous savons qu’il est souvent plus facile aux démagogues de conjuguer leurs verbes au passé aux fins de ne pas assumer l’urgence du présent. J’ai sans cesse souhaité que la nouvelle génération s’ouvre, comprenne que le monde de demain sera celui de l’addition, de la multiplication et non celui de la soustraction ou de la division.
« Dans les années 1930-40 des intellectuels et écrivains blancs de premier plan ont soutenu le mouvement de négritude dont l’objectif était de réveiller la conscience politique des peuples opprimés »
Au Collège de France, vous avez rappelé que des grandes œuvres de la littérature africaine ont été préfacées par des écrivains blancs (Queneau, Breton, Sartre…). Pourquoi est-ce si utile de le souligner?
Il est utile de le souligner aujourd’hui car cette partie de l’histoire littéraire n’est pas forcément étalée au grand jour. Il est important que nous nous rappelions par exemple que dans les années 1930-1940 plusieurs intellectuels et écrivains blancs de premier plan comme Michel Leiris, Blaise Cendrars, Nancy Cunard, etc. ont embrassé et soutenu le mouvement de négritude dont l’objectif était de réveiller la conscience politique des peuples opprimés. Ces hommes et ces femmes ainsi ont contribué, contre leur «camp», à la dénonciation du colonialisme, et cela a finalement ouvert la voie aux indépendances africaines. L’illustration la plus frappante de la fraternité est celle d’Orphée noir, la préface de Sartre à L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Senghor. Ce texte du philosophe français est considéré aujourd’hui comme une des pièces les plus importantes des études africaines! C’est dans ce sens qu’au Collège de France j’avais rappelé comment les «Lettres noires» étaient, au départ, une réponse à une illustration exotique, caricaturale, du continent africain.
Qu’a représenté le mouvement littéraire de «la négritude» initié par Aimé Césaire, entre autres?
Le courant de la négritude a traversé tous les domaines de la création et de la pensée à partir des années 1930 en France chez les jeunes étudiants noirs. En littérature, les initiateurs étaient des poètes, et ils sont aujourd’hui des classiques de la poésie contemporaine d’expression française: Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, entre autres. L’inspiration est assurément venue des États-Unis où les Afro-Américains, dans l’entre-deux-guerres, avaient imposé une véritable révolution culturelle dite «Harlem Renaissance», touchant tous les arts et propulsant la littérature noire américaine au-devant de la scène. Certains des auteurs américains émigrèrent vers la France (Richard Wright, James Baldwin) où les critiques allaient parler de «Harlem-sur-Seine». La rencontre à Paris des Africains et des Afro-Américains aura un impact considérable qui débouchera avec la négritude qui a été l’une des plus grandes idéologies destinées au réveil de la conscience des peuples africains alors sous la domination coloniale. Si la négritude a hâté les indépendances africaines, le courant n’a jamais été grégaire, enfermé dans une coquille comme le rappelle Aimé Césaire dans Le Cahier d’un retour au pays natal : «Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale.» Et ces paroles résonnent encore aujourd’hui.
Vous avez également évoqué le premier auteur noir à obtenir le prix Goncourt, René Maran, Guyanais d’origine guyanaise, pour Batouala, Véritable roman nègre, c’était en 1921. Cette récompense avait suscité de l’admiration et des critiques. En quoi était-ce un tournant?
En cette année 1921, les jurés du Goncourt couronnaient une œuvre d’un Noir très critique à l’égard de la colonisation alors même que la France était bien installée dans son rôle de nation «civilisatrice» en Afrique — le roman se passe en Oubangui Chari, l’actuelle République centrafricaine. René Maran travaillait dans l’Administration coloniale. Il savait de quoi il parlait. Il avait vu le comportement des colons, les abus des fonctionnaires etc. On admirait sa franchise, son style percutant, son regard caustique. Néanmoins, Batouala demeure une fiction dans la tradition littéraire classique française, sans bousculer la forme de la narration, avec des descriptions qui pourraient facilement être rangées dans la catégorie de la littérature exotique qu’allait décrier plus tard bon nombre d’écrivains africains à la veille des indépendances. Mais Batouala signe l’acte de naissance la de littérature dite négro-africaine. Il s’attaque à tous ceux-là qui tirent profit du système colonial, il décrit les rivalités dans les sociétés africaines et, en cela, il se démarque des récits de voyages d’Européens pour laisser parler le petit peuple.
Le premier Congrès des écrivains et artistes noirs s’est tenu en 1956 à Paris. Etait-il une opposition à une sorte de littérature blanche?
Ce congrès de 1956 n’était pas une assemblée destinée à s’opposer aux Blancs – Pablo Picasso a d’ailleurs signé l’affiche! Le Congrès en appelait plutôt à une relecture des rapports des civilisations, et surtout à la reconnaissance de l’humanité des peuples noirs. En somme, une partie de l’humanité a pendant longtemps été lésée, dominée, exploitée par une autre. C’est pour cette raison qu’il s’est déroulé à l’Amphithéâtre René Descartes, à la Sorbonne, lieu qui abrita en 1948 la Déclaration Universelle des droits de l’Homme. Le symbole était fort. Les plus grands noms étaient au rendez-vous: Claude Lévi-Strauss, Jean-Paul Sartre, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, James Baldwin, Richard Wright etc. C’est réjouissant de voir comment l’histoire littéraire a assuré une immortalité à cet événement et comment le problème d’un peuple était l’affaire de tous les peuples et non d’un groupe donné et uniquement celui-ci.
Comme il a fallu changer le titre du roman Dix petits nègres, faudrait-il rebaptiser le beau premier roman de votre ami Dany Laferrière, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer?
Non, je ne suis jamais prisonnier du moment et de la démagogie ambiante. J’ai un roman qui s’intitule Les petits-fils nègres de Vercingétorix. On ne pouvait pas mieux faire! En vérité le mot nègre est un problème propre aux Occidentaux qui, depuis des siècles, essaient de maquiller une turpitude qui leur collent à la peau, excusez le jeu de mot! Ils ont fait un bébé dont ils ont du mal à nier la paternité, et ce n’est pas à moi de les aider. (Rires)