Nous venons de mesurer, il y a quelques jours, à quel point le meurtre de Samuel Paty avait tenu à une circonstance dérisoire. Le mensonge d’une fille à son père, mensonge que le père s’est empressé de transformer en scandale. Au cœur de la colère du père, le choix d’illustrer par des dessins de Charlie Hebdo un cours sur la liberté d’expression.
Dans son livre « Lettre aux professeurs (d’histoire-géographie) sur la liberté d’expression »(1), François Héran, détenteur de la chaire migrations et sociétés au Collège de France, juge malhabile et mal fondée la doctrine qui justifie le recours à ces caricatures pour initier les élèves à la liberté d’expression. Il y voit la montée aux extrêmes d’un républicanisme intransigeant, prêt à ériger le droit à l’insulte de l’islam en troisième devise de la République: liberté, égalité, blasphème. «Comment imaginer qu’on puisse offrir à des élèves de quatrième une initiation aussi crue à la liberté d’expression?», écrit-il. On lui donne raison sur ce point.
article par Charles Jaigu publié sur le site lefigaro.fr, le 10 03 2021
La mission de l’État est de garantir la liberté d’expression, pas de sortir de sa neutralité en se substituant aux journaux satiriques pour en faire la « publicité » dans les cours d’éducation civique. L’argument se tient. Mais rappelons celui de Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes de l’Éducation nationale, après l’assassinat de Paty: «La liberté pédagogique ne peut souffrir d’aucun compromis. Le choix des moyens d’enseigner appartient au professeur. Socrate n’a jamais hésité à utiliser des paradoxes qui choquaient pour susciter une réflexion.» Elle aussi a raison. Héran aimerait malgré tout plus de «discernement» dans l’emploi des mots et des images. Que l’on baisse d’un ton, au nom de la paix civile. Après tout, estime-t-il, la République a été si intraitable, jadis, dans les colonies, et jusque dans les provinces, qu’elle doit bien cela aux populations françaises d’origine musulmane qui sont arrivées sur son territoire sans l’avoir vraiment voulu – qu’il s’agisse des harkis ou des travailleurs conviés par les entreprises.
Il est vrai que la France centralisatrice a mis à contribution maints hussards, et pas seulement les hussards noirs, pour parvenir à ses fins. Mais ces temps jacobins sont oubliés. Depuis cinquante ans, la République multiplie les actes de contrition. François Héran ne regrette pas cette double évolution, car il est de ceux qui dénoncent les dénis de notre mémoire historique. Il ajoute aussitôt n’être pas partisan de la repentance: «Ni déni, ni repentance», nous dit-il. Mais il tire de l’évolution des temps une conclusion qu’il étaye avec une longue citation du philosophe Paul Ricœur: «Nous évoluons dans une société pluraliste où chacun n’a que la force de sa parole (…) la chrétienté comme phénomène de masse est morte et nos convictions ne peuvent plus s’appuyer sur un bras séculier pour s’imposer. Préparer les gens à entrer dans ce monde m’apparaît la tâche de l’éducateur…» La conséquence majeure de ce pluralisme nouveau pour la France une et indivisible serait la conversion au modèle multiculturel, en remplacement de l’idéal républicain uniformisateur et assimilateur. Cela oblige le citoyen français à un exercice de tolérance très inédit. En effet, jusqu’où faut-il porter cette tolérance? Jusqu’à la non-mixité dans les piscines? Jusqu’à l’examen d’une femme croyante par une autre femme médecin? Jusqu’à la disparition de toute caricature du Prophète?
Héran ne dit pas cela. «Je n’ai pas de leçon d’intégrité républicaine à recevoir, mais je plaide pour le compromis», s’agace-t-il. Mais toute la charge de sa démonstration est entièrement au service du rétablissement des droits d’une minorité musulmane dont il estime qu’on ne cesse de l’accabler d’«islamophobie» et de «racisme systémique». Pourtant il reconnaît, lui, le spécialiste de ces questions, que «les discriminations ethnoraciales en France sont comparables à celles des autres pays occidentaux». La République ne fait pas de miracle, mais la difficulté d’intégration des populations d’origines musulmanes est partout la même. Faute de pouvoir imposer une assimilation énergique, comme elle le fit avec les vagues migratoires précédentes, ses citoyens pratiquent une résistance passive, une sorte de doute méthodique, à l’égard d’une partie de la population qu’ils jugent mal adaptée à ses codes. Racisme? Pas vraiment, si on en juge par la reconnaissance inconditionnelle dont bénéficient tous les Français d’origine musulmane – et tout Français «de sang mêlé» – qui manifestent leur amour de la France et de la République au lieu de lui donner des leçons.
« Tout croyant en démocratie doit accepter l’inévitable tension entre liberté de croire et liberté de penser. » Charles Jaigu.
Héran pense qu’il faut être patient et compréhensif à l’égard de l’islam: «En 1864, la bulle papale de Pie IX condamne le monde moderne avec une extrême sévérité, et en 1963, c’est Vatican II: il aura fallu un siècle, et on peut penser que c’est le temps qu’il faudra à l’Islam.» Dans l’attente de cette mue, il bataille pour rappeler que la liberté d’expression a toujours été assortie de limites. Elles supposent qu’on ne fasse pas aux autres ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fît. Ce principe de réciprocité définit un cadre idéal. Mais on n’est pas obligé de s’y tenir. Rire, c’est aussi rire aux dépens d’autrui. Rire saintement, et toujours avec tact, c’est possible, mais pas toujours. Voilà ce que Rabelais mettait dans la bouche des Papimanes: «Nous lui baiserions le cul sans feuille et les couilles pareillement.» Où s’arrête le tact? Qui en est juge? On ne voit pas très bien comment cela pourrait être défini. Des procès, au cas par cas, peuvent remonter jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme.
Pour rendre possible la moquerie à l’égard des religions, le législateur a souhaité distinguer la critique autorisée – voire l’insulte – à la croyance de la même critique ou la même insulte, interdite, adressée à un croyant en chair et en os. Héran juge spécieuse cette différence. Un croyant fait corps avec sa foi, et il se sent nécessairement humilié quand on humilie celle-ci. Mais tout croyant en démocratie doit accepter l’inévitable tension entre liberté de croire et liberté de penser. La loi Pleven de 1972 a distingué la croyance du croyant. Ce n’est pas complètement une fiction. Car il y a un monde entre le croyant qui s’arrange avec le dogme, et le dogme lui-même. Le dogme est un idéal régulateur. Pas une réalité intégralement vécue. Le croyant qui prétend se confondre avec lui aura du mal à trouver sa place en démocratie et en République. Surtout si ce dogme intouchable jaillit du Coran incréé. Si on ne peut pas se moquer du dogme, mais aussi de ceux qui l’incarnent bien imparfaitement – épiscopat ici, muftis et imams là, et Prophète Mahomet s’il le faut, faute d’un clergé sunnite clairement identifié -, alors ce n’est pas seulement la République qui fait grise mine, c’est la démocratie qui recule.