TRIBUNE – Economiste, anthropologue et directeur de recherche au CNRS, Philippe d’Iribarne propose une analyse très intéressante des racines du mouvement «woke» et décolonial, né dans les universités américaines et qui progresse de façon fulgurante en France. Selon lui, les pays occidentaux sont victimes de leurs intentions élevées et des objectifs écrasants et utopiques qu’ils s’assignent
tribune publiée sur le site lefigaro.fr, le 28 03 2021
La fracture de l’opinion provoquée par l’émergence du mouvement «woke» aux États-Unis et du mouvement décolonial en France paraît radicale. Les débats provoqués en France, jusqu’au sein de la majorité, par la loi «confortant le respect des principes de la République» en témoignent. L’université offre maintenant un terrain de choix à la manifestation de cette fracture. Entre ceux qui, tels nos ministres de la Recherche et de l’Enseignement supérieur ou de l’Éducation, dénoncent l’islamo-gauchisme qui y sévit et ceux qui, telle la Conférence des présidents d’université, défendent bec et ongles les orientations ainsi mises en cause, tout dialogue paraît impossible. Cette radicalité est intimement liée à la mutation qu’a connue la promesse d’égalité au cours du dernier demi-siècle.
Dans l’élan premier des Lumières, l’égalité des peuples, des cultures, était vue comme un horizon qui ne pourrait être atteint que grâce à une action intense de civilisation, d’éducation, menée par le monde occidental en faveur des peuples les moins «avancés». Le Pacte de la Société des nations de 1919 témoigne de cette vision. Ainsi son article 22 évoque les territoires «habités par des peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne». Il affirme que «le bien-être et le développement de ces peuples forment une mission sacrée de civilisation», et que «la meilleure méthode de réaliser pratiquement ce principe est de confier la tutelle de ces peuples aux nations développées qui (…) sont le mieux à même d’assumer cette responsabilité».
Cette vision est encore présente dans la Charte des Nations unies de 1945, bien que celle-ci mette en avant, d’emblée, le «principe de l’égalité de droits des peuples» et affirme de manière réitérée le refus des «distinctions de race, de sexe, de langue ou de religion» (articles 1, 13, 76). Son chapitre «Déclaration relative aux territoires non autonomes» invite encore (art. 73) à aider les populations «dans le développement progressif de leurs libres institutions politiques, dans la mesure appropriée aux conditions particulières de chaque territoire et de ses populations et à leurs degrés variables de développement».
De nos jours, cette vision inégalitaire fait scandale. Il est hautement affirmé que tous les peuples, toutes les cultures, toutes les religions, toutes les manières de vivre, se valent tels qu’ils sont ; que, certes, il peut exister dans chaque société des individus qui diffèrent, pour reprendre les termes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, par «leurs vertus et leurs talents», mais que ces qualités se retrouvent également distribuées dans tous les peuples et, au sein d’un peuple, dans toutes ses composantes ethniques ou religieuses. Affirmer le contraire relève de préjugés racistes qui méritent la condamnation la plus vive.
Or, en dépit de cette affirmation solennelle, de grandes disparités demeurent, entre les peuples et au sein de chaque peuple, dans les sorts réservés à ceux qui diffèrent par leur culture, leur religion ou leur couleur de peau. Ainsi, dans les universités américaines, les Noirs réussissent nettement moins bien et les Asiatiques beaucoup mieux que les Blancs. En France, ceux qui ont un prénom musulman ont plus de mal à trouver un emploi que ceux qui ont un prénom chrétien. La promesse d’égalité parfaite et immédiate se révèle mensongère et rien ne laisse présager qu’elle cessera bientôt de l’être.
«Il est absurde de regarder comme monstrueuses certaines actions si elles sont le fait de Blancs et comme vertueuses si elles sont le fait de non-Blancs.»
Comment donner sens à ce hiatus? Logiquement deux interprétations paraissent possibles.
– L’une, qui relève du réalisme sociologique, est que l’on n’efface pas en un jour les effets de l’histoire ; qu’à chaque époque il a existé des civilisations plus brillantes que d’autres ; qu’il faut distinguer la reconnaissance de l’égale dignité de tous les êtres humains, qui va de soi, de l’objectif d’égalité immédiate entre tous les peuples, toutes les cultures, tous les groupes humains, qui relève de l’utopie. Mais une telle interprétation ne peut être vue que comme un retour intolérable à des temps définitivement révolus.
– L’autre interprétation part du caractère sacré de la promesse, fondement de l’appartenance à une humanité commune de ceux et ceux seuls qui la respectent. Mais reste alors à expliquer pourquoi elle n’a pas plus de prise sur le monde réel.
Le mouvement «woke» et le courant décolonial apportent une réponse radicale. Pour eux, si la promesse n’a pas été tenue, c’est du seul fait de la résistance de dominants attachés à leurs privilèges. Affirmer que certains groupes humains ou certains individus membres de ces groupes sont responsables de leur situation défavorable n’a pour objet que de permettre à ces dominants de jeter un voile sur leurs menées. Les coupables sont clairement identifiés: ce sont les Blancs racistes, esclavagistes, colonisateurs, qui ont mis la planète en coupe réglée. Cette vision a un caractère transcendantal (qui est connu a priori et non pas fondé sur l’expérience, NDLR), au-delà de tout besoin de confirmation ou de possibilité d’infirmation reposant sur des données de fait.
Cette mise en avant de l’infinie culpabilité des Blancs alimente une représentation totale de la vie sociale portée par tout un vocabulaire: privilège blanc, racisme systémique, appropriation culturelle, etc. Ainsi, si certains «racisés» ont du mal à trouver un emploi, il est impensable d’envisager que les employeurs cherchent simplement à embaucher ceux dont le profil laisse augurer qu’ils sont les plus à même de contribuer à la bonne marche de leur entreprise. Il va de soi que la prospérité économique de l’Occident est fondée sur l’exploitation du travail des esclaves noirs et il est indécent de l’attribuer au génie inventif et à la capacité d’organisation dont l’Occident a fait preuve. Si les figures de l’art, de la pensée et de la science célébrées dans le monde occidental, et bien au-delà, tels Kant, Pascal, Rembrandt, Bach, Shakespeare, Dante, Dostoïevski, Cervantès ou Einstein, sont essentiellement blanches, c’est l’effet d’un complot des Blancs conduit à dissimuler les figures non blanches. Etc.
Entre croyants (ceux qui sont engagés dans le mouvement «woke», les tenants d’une approche décoloniale) et incroyants il n’existe pas de terrain commun au sein duquel échanger des arguments.
Pour les incroyants, ce mouvement est sans doute explicable par la souffrance de ceux qui se sentent victimes d’une promesse trahie mais n’est pas intellectuellement respectable. Il est absurde de regarder comme monstrueuses certaines actions si elles sont le fait de Blancs et comme vertueuses si elles sont le fait de non-Blancs ; par exemple de déclarer la colonisation blanche crime contre l’humanité et de porter au pinacle la colonisation arabe, notamment en Espagne ; ou encore de dénoncer une «appropriation culturelle» quand des Blancs se permettent d’interpréter une musique «noire» mais de parler de manque de diversité à fondement raciste quand les Blancs dominent au sein des orchestres symphoniques voués à une musique «blanche». Il échappe à toute logique de considérer comme monstrueux l’esclavage perpétré par les Blancs alors que, perpétré par des Arabes ou des Noirs il ne mérite aucune attention. Et comment accepter que l’histoire de l’Occident soit réécrite à la manière d’une histoire de la Révolution française qui serait centrée sur la Terreur, les massacres de Septembre, et le génocide vendéen, pendant qu’une approche hagiographique prévaut quand il s’agit d’autres civilisations?
De plus, les incroyants ne se privent pas de souligner ce qui leur paraît le plus outré dans l’approche décoloniale. L’affirmation selon laquelle les Blancs devraient toute leur pensée aux Grecs qui eux-mêmes devraient tout aux Égyptiens, lesquels étaient noirs, et qu’ils doivent donc toute leur pensée aux Noirs leur paraît une pure fable. Ils ne peuvent croire que si, dans les expressions «idées noires», «âme noire», «noirs desseins», etc., le terme noir a une connotation négative, la source en est l’association du mot noir à l’esclavage que les Noirs ont subi du fait des Blancs et non une opposition entre la lumière et les ténèbres. Et quand, pour écarter toute objection, la réponse (que l’on trouve par exemple dans une vidéo célèbre concernant l’université américaine d’Evergreen) est que l’appel à l’objectivité, l’attention aux faits, est une invention perverse de Blancs, les incroyants se voient conforter dans la conviction que ce courant de pensée est bien peu sérieux.
Par ailleurs, la place que tient la cancel culture, la création de safe spaces où les croyants sont mis à l’abri de pans entiers de la réalité, apparaît aux incroyants comme liées au besoin de ces derniers d’être protégés de ce qui pourrait faire éclater la bulle de certitudes qu’ils habitent.
«On sait que la dérive d’un milieu de recherche sous l’influence d’intérêts ou d’une idéologie n’est pas l’apanage de la «science prolétarienne» de jadis.»
Mais, pour les croyants, tout cela n’est qu’arguties qui ne tiennent pas face au scandale que représente la radicalité du privilège blanc qui, avec sa dimension raciste, viole les principes les plus sacrés qui doivent inspirer la vie de l’humanité. Ces arguties se trouvent disqualifiées par le fait qu’elles légitiment le maintien d’un tel privilège et il est hors de question de leur accorder quelque valeur que ce soit. Ceux qui en font usage ne méritent pas d’être écoutés et les interdire de parole, comme l’implique la cancel culture, relève de l’objectif vertueux d’empêcher de nuire des représentants du mal. Leur donner la parole, débattre avec eux, reviendrait à accorder au mal un statut égal à celui du bien.
C’est dans ce contexte que prennent sens les affrontements actuels portant sur le monde de la recherche, la place qu’y tient l’islamo-gauchisme, les mérites des courants décoloniaux, la dénonciation par les étudiants d’enseignants déclarés racistes ou islamophobes et l’autocensure de ceux qui craignent d’être regardés comme tels. La vision décoloniale, affirme ses croyants, s’appuie sur des travaux de recherche menés dans des institutions prestigieuses et conduisant à des publications savantes dont seuls les tenants d’une forme de suprématisme blanc peuvent contester la pertinence. Ce n’est pas, affirment-ils, l’idéologie «woke» qui a perverti le monde de la recherche, mais le résultat de recherches de qualité qui alimente les convictions correspondantes. Mais cette affirmation laisse ouverte la question de portée générale de la scientificité des travaux académiques et de la qualité du contrôle de cette scientificité.
On sait que la dérive d’un milieu de recherche sous l’influence d’intérêts ou d’une idéologie n’est pas l’apanage de la «science prolétarienne» de jadis. Les recherches tendant à démontrer l’absence de nocivité du tabac ou des perturbateurs endocriniens ont été marquées par de telles dérives, y compris quand elles étaient réalisées au sein des universités. On peut penser aussi aux travaux d’économistes de renom qui ont légitimé les pratiques, tels les subprimes, au cœur de la crise financière de 2008. De manière générale, il n’est pas difficile de biaiser les résultats d’une recherche tout en sauvant les apparences. Il suffit de sélectionner les données dont il est fait état et de les interpréter en fonction de ce que l’on souhaite démontrer.
Prenons, à titre d’exemple, la manière dont la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) s’y prend pour démontrer que la société française est islamophobe. Le parti adopté est d’écarter tout élément permettant de rattacher des réactions négatives à l’égard de l’islam à la réalité de celui-ci, ce qui permet de mettre ces réactions au passif de la population majoritaire. Ainsi, le rapport mentionne bien «un conflit de valeurs, considérant la religion musulmane et ses pratiques en contradiction avec le principe de laïcité et avec les droits des femmes et des minorités sexuelles». Mais, et c’est là que la pensée glisse, loin de considérer que ce conflit est à la source de réserves légitimes envers l’islam, il affirme que ceux qui le mettent en avant sont coupables d’«inverser la causalité et de rejeter la responsabilité du racisme sur ceux qui en sont les victimes». La manière même dont sont libellées les questions dont le rapport fait usage relève de cette stratégie. Ainsi, il n’est pas demandé si certains comportements associés à l’islam sont incompatibles avec les valeurs républicaines, mais si «certains comportements peuvent parfois justifier des réactions racistes». Du coup, une majorité des personnes interrogées n’a pas d’autre choix que de déclarer que des comportements «racistes» sont justifiés, ce qu’il s’agissait justement de démontrer.
Que nous réserve l’avenir? On peut douter que cet affrontement idéologique soit moins pérenne que celui qui s’est noué autour du rêve communiste. Un retour au réel impliquerait que ce qui relève d’une fausse science soit scruté avec la même rigueur que celle qui est déployée quand il s’agit d’impostures scientifiques au service d’intérêts privés. Mais cette rigueur ne paraît pas pour demain. Et qui est prêt à admettre que la folie «woke» est un enfant monstrueux de promesses radicales propres à l’Occident, promesses impossibles à tenir à l’échelle d’une ou deux générations et qui méritent d’être reconsidérées avec plus de réalisme?
Figure importante du paysage intellectuel français Philippe d’Iribarne est auteur de nombreux ouvrages dont plusieurs sont des classiques dont La Logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales (Seuil, 1989) et L’Étrangeté française (Seuil, 2006).