De nombreuses personnalités engagées se voient reprocher leur « tiédeur » militante. Une logique sans fin ?
billet politique par Frédéric Says publié sur le site franceculture.fr, le 07 09 2020
Il est le maire de Bordeaux depuis maintenant deux mois. L’écologiste Pierre Hurmic l’a emporté dans cette ville qu’on disait imprenable, tenue par les gaullistes depuis l’après-guerre.
Dès lors, le nouvel édile pouvait-il se douter qu’une fois au pouvoir, les flèches les plus aiguisées viendraient non pas de sa droite… mais de sa gauche ?
De Philippe Poutou, plus précisément. L’anticapitaliste, ancien candidat à la présidentielle, siège aussi au conseil municipal de Bordeaux.
Il reproche au maire le montant de ses indemnités. Pierre Hurmic a fait le choix de les maintenir à 3600 euros brut, alors qu’il pouvait monter jusqu’à 5600 euros – le plafond légal.
Mais pour Philippe Poutou, c’est trop. Selon lui, le maire devrait toucher un « revenu proche du salaire moyen des Français ». D’où un petit esclandre en conseil municipal.
Voici donc l’écologiste Pierre Hurmic, qui a fait campagne sur la « sobriété » au pouvoir, débordé par son opposant. Accusé d’être trop timoré dans son engagement.
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Et cela n’arrive pas qu’en politique. Cette tendance au dégagisme est plus plus générale…
Oui, c’est arrivé à l’actrice Marina Foïs, très engagée pour les droits des femmes.
Elle apparaît ces jours-ci dans un film intitulé « Énorme ». Elle y interprète une artiste que son mari cherche par tous les moyens à faire tomber enceinte, sans son consentement.
La bande-annonce suggère une comédie sympathique et souriante.
Mais voici que la promotion du film est perturbée par un passage dans l’émission « Quotidien », où la chroniqueuse Maïa Mazaurette aborde l’intrigue de cette comédie sous un autre angle… Celui du point de vue pénal.
Quand le visage de Marina Foïs se décompose sur le plateau de #Quotidien
Elle réalise qu’#Enorme met en scène l’entrave à l’IVG, passible de 2 ans de prison pic.twitter.com/h4IInjtQGk— Destination Ciné (@destinationcine) September 2, 2020
Sur le plateau, l’actrice Marina Foïs reste bouche bée. Le passage a été partagé plusieurs milliers de fois sur les réseaux sociaux. Et des commentaires, par centaines, reprochent à l’actrice d’avoir accepté de jouer dans ce film. Ce qui revient, pour ces contempteurs, à piétiner ses engagements féministes.
Accusation inique, qui confond un rôle de cinéma et une prise de position. La fiction et le réel. Et, au fond, l’art et la morale.
Un troisième exemple ?
Celui d’un journaliste « infiltré » dans la police. Il s’appelle Valentin Gendrot, il a passé six mois dans un commissariat parisien, il en tire un livre, Flic (éd. de la goutte d’Or), où il dénonce plusieurs scènes de violences par les forces de l’ordre.
Mais voici l’auteur du livre à son tour accusé. Accusé de ne pas être intervenu, par exemple lorsqu’il assiste au tabassage d’un mineur par un policier. Un reproche que l’on lit sous la plume de militants et d’associatifs.
Cette critique peut s’entendre… Mais on peut lui rétorquer ceci : que fait un reporter qui veut documenter des conflits armés ? Il filme la guerre et n’empêche pas les soldats de tirer. Un journaliste qui veut dénoncer les hangars d’élevage, où les poulets sont entassés, ne libère pas les animaux mais diffuse les images de l’abjection pour la faire cesser.
Qu’est-ce qui rassemble les cas du maire de Bordeaux Pierre Hurmic, de l’actrice Marina Foïs et de ce journaliste ?
Le point commun, c’est le reproche de tiédeur, le soupçon de manque de radicalité, le procès en traîtrise à la cause. Bref, une sorte de concours de pureté militante.
Le paradoxe, c’est que ces personnalités sont amenées à se défendre… précisément parce qu’elles sont engagées.
Si elles n’avaient rien dit sur ces sujets, personne ne les aurait apostrophées : un acteur qui n’aurait émis aucun avis sur le féminisme ne se serait pas vu demander de comptes. De même, un homme politique qui n’aurait jamais évoqué la sobriété, aurait gardé tranquillement ses 5000 euros par mois.
Mais malheur à ceux qui ont pris la parole. Ce n’est jamais assez, assez fort, assez dur. Y compris jusqu’à l’absurde. Est-ce ainsi que les mouvements progressistes se divisent ?
Certes, les controverses en pureté militante ne sont pas nouvelles. Elles sont même aussi vieilles que l’engagement politique.
Elles deviennent néanmoins plus fréquentes et plus intenses. Pas uniquement par le fait des réseaux sociaux, comme on l’entend souvent, même si ces derniers participent à échafauder des procès 2.0 avec plus de procureurs que d’avocats.
Le phénomène porte surtout la marque du dégagisme, qui ne s’applique pas seulement à la politique, mais à tous les domaines y compris culturel.
Un dégagisme qui va au-delà de ce qu’on appelle parfois la « cancel culture » (le fait d’annuler, de boycotter un artiste pour ses prises de position sociétales).
Voici une machine insatiable qu’il faut nourrir en permanence, au risque d’être avalé par elle. Une machine à dénoncer qui s’emballe parfois jusqu’à happer ses propres artisans.
Frédéric Says