Comment entreprendre en banlieue ? Comment cultiver l’audace dans les banlieues où le taux de chômage des jeunes est au plus haut ? De plus en plus d’entrepreneures, dont certaines soutenues par Bpifrance, s’implantent au cœur de ces zones prioritaires et font éclore les vocations là où les modèles traditionnels échouent.
article et dossier par Maïlys Khider publiés sur le site madame.lefigaro.fr le 12 02 2020
Dans leur atelier, Chloé, Léonie, Ivan, Yussouf, Alexia et leurs camarades chahutent allègrement. Les élèves de l’école de mode Casa 93 sont portés par l’excitation de leur devoir du jour : créer un moodboard, une planche d’inspiration pour leurs futures collections. Sur un panneau blanc, ils juxtaposent des tissus de toutes les couleurs, des photos de bijoux et d’étoffes… Dans la grande salle, des mannequins aux styles éclectiques enfilent robes noires, longs colliers de perles, chapeaux jaunes et rubans roses. Partout, on prend des mesures, on se sert dans les placards estampillés «maille», «couture», «ciseaux» ou «upcycling ».
Cette école pas comme les autres, récemment déplacée de Saint-Ouen à la Porte de Clignancourt, en face du périphérique parisien, a ouvert ses portes en 2017 grâce à Nadine Gonzalez et Caroline Tissier, toutes deux issues du secteur de la mode et anciennes camarades à l’Institut supérieur européen de la mode (Isem). La première avait déjà ouvert une structure équivalente dans les favelas de Rio de Janeiro – fermée par les trafiquants. La seconde, elle, exerçait ses talents depuis quinze ans dans le marketing produit et la gestion industrielle de grandes maisons comme Sonia Rykiel, Yves Saint Laurent ou Louis Vuitton. Quand Nadine rentre définitivement du Brésil, les deux femmes se retrouvent… et décident d’ouvrir Casa 93.
Cibler des profils atypiques
« L’idée est d’aller chercher des talents qui ont peu de moyens, pas de diplômes » Caroline Tissier
«Dans le secteur du luxe, je voyais sans cesse les mêmes profils : les gens avaient fait les mêmes études, venaient des mêmes endroits, raconte Caroline Tissier. Je me suis dit : il faut que cela change.» D’où l’idée d’une école fondée sur la transmission de leur savoir, et entièrement gratuite. Les jeunes femmes mobilisent leur carnet d’adresses pour financer le projet : partenaires et mécènes rejoignent l’aventure. Avec un même objectif : lutter contre les difficultés d’accès à l’enseignement et au travail.
«L’idée est d’aller chercher des talents atypiques, des personnes qui ont peu de moyens, pas de diplômes, poursuit Caroline. Beaucoup de nos élèves viennent de Seine-Saint-Denis, quartier le plus jeune de France, mais qui dispose du plus faible taux d’enfants scolarisés. Nous donnons la priorité à des jeunes en difficultés financière et scolaire, qui ne peuvent pas se payer d’études.»
« L’effet quartier »
Manon, 22 ans, originaire de Sevran (93), est entrée ici après un parcours qu’elle dépeint comme chaotique. «Je n’ai pas eu mon bac et je ne me reconnais pas dans les établissements privés, chers, qui apprennent à leurs élèves à ne pas dormir.» Une amie lui parle de Casa 93, nouvelle école ouverte à tous sans condition de diplôme, de compétences ou de notes. «Cet endroit m’a permis de mener une réflexion sereine, sans pression, sur l’atelier artistique que je souhaite ouvrir, en sortant des circuits commerciaux traditionnels.» Après un entretien de motivation, et durant leurs neuf mois de formation, les vingt élèves de la troisième promotion de Casa 93 apprennent à produire, vendre et mettre en valeur leurs créations, du choix des matériaux au marketing, en passant par la photographie.
Si ce type d’initiatives fleurit, c’est que l’accès à la formation et à l’emploi est loin d’être égalitaire. L’Observatoire national de la politique de la ville (ONPV) l’établissait en 2016 : le taux de chômage des diplômés de quartiers populaires, ayant un bac+2 et plus, est pratiquement trois fois supérieur à la moyenne nationale. «Un diplômé bac+5 de plus de 30 ans a 22 % de chances de moins d’occuper un emploi de cadre quand il est issu des quartiers prioritaires», souligne le rapport, pointant un «effet quartier». Autre statistique alarmante : en 2016 toujours, 19,9 % des jeunes des quartiers prioritaires d’un niveau d’études supérieur à bac+2 sont «NEET», c’est-à-dire ni étudiants, ni employés, ni stagiaires, et le taux de chômage des jeunes dépasse les 40 % dans certaines villes (Sarcelles, Grigny, etc.).
Un dispositif pédagogique Lutter contre les difficultés d’accès à l’enseignement et au travail
De cette fracture sociale naît un manque de compétences, de connaissances, de réseau et, bien sûr, d’exemples chez ceux qui ne sont pas nés dans un milieu propice à entreprendre. Un constat qu’a dressé Moussa Camara, 33 ans, originaire de Cergy-Pontoise (95) et entrepreneur dans le conseil en télécommunications. Pour aider les futurs entrepreneurs disposant de peu de ressources, il a fondé en 2015 Les Déterminés, association qui pousse des jeunes à mener à bien leur création d’entreprise. «Mon objectif est de répondre à l’inégalité des chances. Je sais combien l’accès au financement est difficile : je suis moi-même parti de rien. Sans carnet d’adresses, entreprendre devient un parcours du combattant.» Cette année, sur 250 candidatures, 38 dossiers ont été retenus par la structure.
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Entreprendre en banlieue
Formation au pitch, à l’élaboration d’un business plan, rencontre avec des entrepreneurs, visite d’entreprises, développement de la créativité… «À la fin du programme, les gens sont très au clair avec ce qu’ils souhaitent faire, estime Fatima Debbah, bénévole responsable de la formation et de l’accompagnement pédagogique de l’association, et véritable chef d’orchestre de la journée. Après tout, la meilleure façon d’accompagner quelqu’un est de l’aider à trouver un emploi.»
Accompagner vers l’autonomie
La réalité c’est que nous avons zéro euro et zéro réseau. Dounia, créatrice d’Abajad
Rassemblés pour leur troisième jour de formation, les vingt chefs d’entreprise en herbe sont réunis dans le neuvième arrondissement de Paris, ce matin de janvier. Divisés en groupes de travail, ils disposent des dizaines de papiers sur leur table, où ils notent leurs qualités d’entrepreneur. Puis les partagent, afin de nourrir le pitch de leur projet. Acheminement de produits médicaux par aéronef en zones enclavées, plateforme de mise en relation de pâtissiers avec des clients, espaces sportifs mobiles pour les mères qui placent leurs enfants à la crèche : chacun défend son concept.
Dounia, jeune trentenaire originaire de Chelles (77), a créé Abajad, un centre de formation destiné à accélérer l’employabilité des personnes ne parlant pas le français. Jusqu’à l’âge de 6 ans, elle ne le maniait pas non plus. «Un jour, je suis allée dans un centre social. Une femme écrivait des chiffres sur un papier. Je lui ai demandé ce qu’elle faisait et elle m’a répondu que son rêve était de pouvoir remplir un chèque toute seule. J’ai compris ce que je voulais faire dans la vie : rendre les autres autonomes. Je propose des formations par domaine d’activité : bâtiment, restauration, services à la personne et entretien des espaces verts. Ici, les encadrants nous font travailler sur le “psychologique”, la confiance en soi, dont on manque parfois. J’ai suivi d’autres programmes, mais Les Déterminés sont plus ancrés dans le terrain. Ils prennent en compte la réalité, c’est-à-dire que nous avons zéro euro et zéro réseau.»
Des programmes d’aide
Malgré ces barrières, et pour que les personnes issues de quartiers populaires puissent envisager d’entreprendre en banlieue t comme perspective d’avenir, des professeurs se sont réunis autour du programme des Cordées de la réussite, en partenariat avec l’État. Ils se sont portés volontaires, par région, pour donner des cours d’économie, de management, de gestion, de comptabilité, etc. à des collégiens et lycéens : de véritables passerelles entre le secondaire et le supérieur, financées par plusieurs ministères (Éducation nationale, Enseignement supérieur et en charge de la politique de la Ville). Au total, 380 Cordées se sont ainsi déployées en France, associant près de 300 établissements d’enseignement supérieur et 2 000 établissements du second degré. L’entrepreneuriat n’est pas l’objectif unique : ces jeunes développent leur autonomie, leur confiance en soi, leur débrouillardise, des qualités utiles quel que soit l’emploi qu’ils souhaiteront exercer.
C’est aussi l’idée de Rachida Grairi, qui, elle, a décidé de pallier le manque d’information en matière d’orientation. Grâce à son association, Club France Réussite, elle emmène depuis 2014 des collégiens et lycéens du 95 et du 92 – en collaboration avec leur établissement scolaire – visiter des lieux de prestige tels que le Studio Harcourt, le Sénat, l’Assemblée nationale… «Les visites sont des rencontres entre des milieux très différents, ne se connaissant pas, et peuvent déboucher sur des stages ou des formations.»
Des images et des mots
Contribuer à guérir des maux de notre société. Laurence Lascary, créatrice de la société de production De l’autre côté du périph
Décloisonner les esprits et les territoires passe aussi par une étape-clé : faire entendre sa voix. «Or, la banlieue jouit d’une représentation encore faible dans l’art et les médias», souligne Laurence Lascary (lire ci-contre), créatrice de la société de production De l’autre côté du périph. Elle-même a eu des difficultés à pénétrer ce milieu. Après une enfance à Bobigny (93) et des études de gestion, elle perçoit vite que «quand on sort de nulle part, on ne vous répond pas. Il faut avoir des ressources stratégiques pour développer son écosystème, poursuit-elle. Je me suis demandé ce que j’avais à apporter de plus que les autres. Et j’ai compris que j’avais une ambition sociale et artistique : raconter des histoires peu entendues. Avec des œuvres, on peut contribuer à guérir des maux de notre société : discriminations et déterminisme social».
«Je travaille avec des talents incarnant une forme de modenité, des équipes jeunes et émergentes», ajoute la productrice. En plus d’avoir produit L’Ascension avec Ahmed Sylla, elle a tourné avec Cédric Ido, natif de Stains, coréalisateur de La Vie de château, ou Manon Amacouty, jeune réalisatrice réunionnaise. Son credo – chercher des talents «de l’autre côté du périph»- est devenu son nom. Et a nourri sa façon d’avancer, en ne laissant personne sur le bord de la route.
Trois projets soutenus par Bpifrance
Sally Bennacer, Art and Blind, de l’ombre à la lumière
Autodidacte, Sally Bennacer, originaire de Vitry-sur-Seine (94), fait ses armes en travaillant dans une entreprise de stores et volets pour payer des études de psychologie. Elle devient rapidement directrice commerciale dans l’enseigne où elle ne comptait rester que quelque temps. «J’ai dû arrêter en troisième année car je ne pouvais pas gérer mon emploi et la fac.» En 2000, après de nombreuses lectures sur l’entrepreneuriat et une formation à la Chambre de métiers et de l’artisanat, Sally Bennacer crée Art and Blind, entreprise de stores, fenêtres et volets (500 000 euros de chiffre d’affaires en 2018). Les débuts sont difficiles. «Certaines personnes ont les moyens de se lancer sans être rémunérées. Cela n’était pas mon cas. En plus, je n’avais personne pour me guider ou me conseiller. Pendant deux ans, j’ai travaillé dans un restaurant, car je voulais prendre mon temps et faire les choses bien.» Lauréate du prix Talent des cités en 2002, elle emploie aujourd’hui quatre personnes, a ouvert un deuxième magasin et ne compte pas s’arrêter là…
Élodie Rome, Elisaya, pépinière couture
L’idée d’Elisaya est née en 2019, après que sa créatrice a quitté l’industrie automobile. Prise de l’envie d’entreprendre en banlieue, Élodie Rome implante sa structure au sein de la cité de la Petite-Hollande (en périphérie de Montbéliard, dans le Doubs) grâce à 8 000 euros et à deux bourses French Tech de Bpifrance (69 000 euros en tout). La ville de Montbéliard a voulu redonner du dynamisme à ce quartier en y encourageant l’activité. Je travaille au milieu d’une pépinière d’entreprises et d’écoles du numérique. Étudiants et entrepreneurs se mélangent, et font parfois des projets ensemble…» Les 13 couturières d’Elisaya – bientôt 18 – sont toutes basées en France, et un tiers d’entre elles travaillent en upcycling (transformation de vêtements pour leur donner une seconde vie).
Laurence Lascary, De l’autre côté du périph, la diversité à l’œuvre
«J’ai mis cinq ans à avoir des retours sur mon travail.» Après ses études en gestion, Laurence contribue à la production de films institutionnels (associations…). Au bout de quelques années, des producteurs lui donnent sa chance. Elle remporte en 2008 le concours Talent des cités, qui récompense chaque année une trentaine de créateurs d’entreprise dans les quartiers prioritaires de la politique de la Ville, et bénéficie d’une garantie de prêt bancaire de Bpifrance. Aujourd’hui, elle a des dizaines de productions à son actif (Partir ?, Paris est noire, Dans mon hall …), 2,9 millions d’euros de produit d’exploitation, et elle a créé la Fédération des jeunes producteurs indépendants. «La stigmatisation que j’ai expérimentée m’a donné envie de changer les choses. En modifiant les représentations, on contribue au vivre-ensemble et on fait en sorte que les gens se comprennent mieux.»