Philosophie. Spécialiste de Rousseau, Claude Habib analyse l’importance et les difficultés présentes de la tolérance, qu’elle considère comme l’effort permanent pour « surmonter ses aversions ». Son dernier livre « Comment peut-on être tolérant ? », Desclée de Brouwer éditions
article signé Aliocha Wald-Lasowski et publié sur le site de lexpress.fr, le 04 02 2109
Jusqu’où être tolérant en démocratie? C’est la délicate question posée par l’essayiste Claude Habib.
Alors que les conflits se multiplient et que les facteurs de cohésion, eux, se font plus rares, en appeler à l’acceptation de l’autre et à la magnanimité pour retrouver l’harmonie sociale est un beau projet. C’est celui de Claude Habib, spécialiste de Rousseau et du XVIIIe siècle, dans son dernier essai, « Comment peut-on être tolérant ? ». Au premier abord, la tolérance se définit comme indulgence, bienveillance et conciliation. Elle définit l’esprit sportif du fair-play : respecter la liberté d’autrui et reconnaître les qualités de son adversaire. Cette règle morale s’applique à la société, et approuver la pluralité d’opinions et de croyances donne à la cité démocratique sa vitalité.
L’Amérique, donneuse de leçons
Mais la tolérance n’est pas comprise de la même manière dans tous les régimes démocratiques. Les Américains, multiculturalistes de tradition, nous reprochent ainsi de valoriser l’universalité du citoyen abstrait, au nom de nos principes républicains, sans tenir compte de la particularité ethnique ou religieuse des groupes humains. Du discours du Caire d’Obama, en 2009, qui condamnait l’interdiction française des signes religieux à l’école, à la pétition de deux cents écrivains du Pen Club, en 2015, refusant aux survivants de Charlie Hebdo de recevoir le prix de la liberté d’expression, nos partenaires d’Outre-Atlantique s’érigent volontiers en donneurs de leçons. Or, déplore Claude Habib, « l’Amérique ne demande pas à la France d’être ouverte, puisqu’elle l’est, elle exige qu’elle le soit de la même manière qu’elle ». Entre la neutralité laïque, qui défend le bien commun, et l’exaltation des différences, qui idéalise le particulier, Claude Habib préfère la première.
Pour les philosophes des Lumières, comme Bayle, Locke ou Voltaire, qui ont placé la tolérance au coeur de l’idéal démocratique, la « demi-tolérance » n’existe pas. Nul n’a le droit d’imposer à autrui sa vision du bien. Mais les penseurs du XVIIIème siècle, l’essayiste le sait bien, avaient déjà perçu la complexité d’une telle notion : certes, dans une société composite et plurielle, chacun doit apprendre à ménager une distance vis-à-vis des représentations qu’il chérit le plus et apprendre à accepter qu’elles soient vues différemment. Mais il faut s’interroger, aussi, sur ce qui nous est absolument intolérable. Sur quoi faut-il tenir sans faillir ? Quels aspects de la vie commune doit-on défendre, au risque de passer, précisément, pour intolérant ?
De l’art de faire société
Claude Habib répond que la tolérance doit s’accompagner, en permanence et durablement, du refus de l’inacceptable. Mais si l’homme actuel est devenu capable de se mettre à la place d’autrui, grâce une forme d’apprentissage ou d’éducation à la modernité, a-t-il encore la faculté ou la lucidité de se révolter pour de bonnes raisons?, s’inquiète l’auteur. Question essentielle, car face à lui, les ennemis de la tolérance et de la liberté, dictateurs ou terroristes sont, eux, rarement indécis.
L’acceptation des différences peut également nous mener à vivre les uns à côté des autres, mais pas les uns avec les autres. Maximiser ses profits individuels et ses jouissances personnelles, est-ce encore faire société ? L’exemple du film Le Déclin de l’empire américain de Denys Arcand le montre déjà en 1985. Les anciens amis, si proches, se retrouvent ensemble, mais sans lien ni capacité de communiquer. Trop de divergences, conclut le film, ils ne se reconnaissent plus. Vegans contre bouchers, Gilets Jaunes contre forces de l’ordre, pro et anti-IA, dans un monde qui ne présente plus de cohérence globale, la difficulté de vivre ensemble est grande. La conclusion de Claude Habib est sans ambiguïté : cet inconfort moral doit nous amener, plus que jamais, à préserver cette fragile vertu démocratique qu’est la tolérance.
• Comment peut-on être tolérant ?, de Claude Habib, Desclée de Brouwer, 280 p., 17,90 €
lien complémentaire : cet extrait d’une ITW de Claude Habib au micro de RFI