Le Premier ministre, Youssef Chahed, a annoncé le 5 novembre la composition de son nouveau cabinet ministériel, attendu depuis plus de six mois. La nomination au Tourisme de René Trabelsi, tour-opérateur de confession juive, n’a pas manqué de faire du bruit. Dans cette tribune, le nouveau ministre répond à ses détracteurs.
article publié initialement sur le site businesnews.com (webzine tunisien dédié à l’information économique et financière) et repris par Courrier international, le 13 11 2018
« À la faveur du dernier remaniement gouvernemental, j’ai été désigné par M. Youssef Chahed pour pallier une vacance à la tête du ministère du Tourisme.
Ma joie des premiers moments correspondit à un sentiment de reconnaissance par mon pays, je ne dirais pas “enfin” car je ne me suis jamais senti renié par la Tunisie, mais être choisi parmi ses concitoyens pour servir l’État à une échelle aussi grande me combla, je me sentis honoré car on allait enfin me donner les moyens de mettre à exécution un rêve que j’ai toujours nourri pour mon pays en matière de tourisme. Depuis l’annonce de ma nomination, j’ai accusé réception de flèches plus ou moins vénéneuses, plus ou moins bien fondées.
J’accuse donc réception de récriminations fondées sur ma judéité, d’autres fondées sur mon absence de diplômes, j’accuse réception de charges relatives à mon statut d’expatrié et de binational, tuniso-français. De tout cela, j’accuse réception, mais également du reste : de ce formidable élan en ma faveur et du soutien populaire bien présent et qui m’arrive via ces missives modernes que sont les mails et SMS.
La question embarrassante de la judéité
L’élan favorable est d’ailleurs à ce point prépondérant sur les misères dont j’ai été l’objet depuis ma nomination que j’aurai pu les ignorer sauf que je tenais, moi qui ai toujours privilégié le silence, ce silence du labeur, à ne pas me taire cette fois-ci… car en filigrane de tout le débat autour de ma personne gît la question embarrassante de la judéité, ma judéité, moi René fils de Perez, en terre musulmane…
Ma judéité traverse en filigrane les arguments des deux camps, les “pour” et les “contre”, sans parler d’un troisième camp, très minoritaire, qui n’est pas dans le filigrane mais dans les gros sabots de la haine décomplexée de toute altérité… mais sans parler, aussi, d’un quatrième camp, lilliputien, qui rejette ma nomination pour des motifs “objectifs” qui n’ont rien à voir avec ma judéité mais avec mon niveau scolaire, mes activités dans le tourisme et ma qualité de résident étranger… Un quatrième camp lilliputien mais inconscient d’avoir fourni des armes aux anti-Juifs primaires qui ne cherchent qu’à nourrir leur haine et à la justifier…
Ma judéité, parlons-en ! Ne pas en parler serait hypocrisie. Je ne remercierai jamais assez ces Tunisiens qui m’ont soutenu en faisant réellement abstraction de ma religion pour ne tenir compte que de ma citoyenneté et de mes compétences. Cependant, comme je n’aimerais pas que ma judéité soit un motif de rejet, je n’aimerais pas qu’elle soit non plus un motif folklorique de soutien. Soutenir ma nomination uniquement par ce que je suis juif serait faire du tort à la Tunisie et me faire du tort. Ma judéité n’est ni fardeau ni folklore… Elle est !
L’acceptation de l’autre
Éluder d’en parler par politesse en ferait une tare, éluder la question du livre saint sur lequel je prêterai serment est certes signe de délicatesse mais quelque part de honte alors qu’il n’y a aucune raison de l’être comme d’ailleurs aucune raison d’en retirer une quelconque gloire. Ma religion fait ordinairement part de mon domaine privé, les charges publiques auxquelles je suis appelé m’astreignent à en parler en public… je comprends, je le conçois dans un pays où nous, citoyens juifs, sommes minoritaires… je conçois que cela puisse gêner aux entournures dans un climat international qui vit depuis des décades le conflit israélo-palestinien… ce conflit est tellement présent en Tunisie, et je comprends que l’on m’ait accusé, à tort, de porter la nationalité israélienne, juste pour me discréditer !
Tout cela je peux le concevoir car l’acceptation de l’autre, quel qu’il soit, bien entendu dans le respect des valeurs démocratiques allant de l’avant, est un exercice ardu et l’un des challenges, d’ailleurs, les plus importants de notre pays. Je suis cependant confiant mais aussi ému de la reconnaissance que représente ma nomination, de l’apport que peut avoir la minorité à laquelle j’appartiens à notre pays, je la vis comme une reconnaissance posthume à Habiba Msika, à Young Perez, à Albert Scemmama Chikli, à Jules Lelouch, à Guy Sitbon, à Georges Adda, etc. Mais comme je l’ai déjà dit ci-haut, je n’ai pas accepté ce poste et je ne vous demande pas de me soutenir juste pour honorer ma judéité et celle de mes coreligionnaires sus-cités.
J’ai accepté ce poste car j’ai une vision pour le tourisme tunisien, en homme de terrain qui a travaillé pendant des décennies sur la destination Tunisie, qui est conscient des points forts comme des faiblesses de cette destination.
Les intelligences sont multiples
Je suis un homme de terrain, je n’ai pas étudié le tourisme à l’école, on semble me le reprocher aussi. Il est vrai que je n’ai pas fait de longues études et en cela nous sommes inégaux car nous ne sommes pas tous faits pour en faire, les intelligences sont multiples. Je n’ai pas chômé, je n’ai pas filé du mauvais coton mais compté sur moi-même et trouvé mon propre chemin, appris sur le tas un métier, essayé et essaye encore d’y devenir le meilleur. J’en vis depuis des années en en faisant vivre d’autres et en faisant profiter mon pays de mon savoir-faire. Je n’ai certes pas atteint le baccalauréat mais j’ai acquis les connaissances essentielles pour être une personne productive et n’est-ce pas là le but de l’instruction ? En ce sens ma nomination, moi le “soi-disant” bac -4, à ce poste, sur ma compétence reconnue dans le domaine du tourisme, pourrait être un message d’espoir à ces jeunes qui quittent trop tôt les bancs scolaires et qui croient ainsi leurs vies finies et qui se croient réduits à jamais à un statut d’assisté ! Bien entendu, il est plus facile de réussir le diplôme en poche, et je fais tout pour que mes enfants aient les meilleurs diplômes, mais une autre voie est possible. Et au prix autrement fort !
Il m’a été reproché de vivre à l’étranger. Cette dernière charge je la balayerai d’un revers de la main, comme je le ferai pour celle afférente à cet impossible conflit d’intérêts entre ma compagnie et le tourisme tunisien, impossible car contrôle, car transparence, car médias… car nous sommes aujourd’hui en démocratie sans parler de ma moralité et de mon amour pour mon pays qui ont fait que je privilégie toujours ses intérêts aux miens. Ces flèches-là, je les ignorerai volontiers car elles ne relèvent que d’arguties cherchant à cacher le fond du problème que certains ne veulent pas (s’) avouer… l’altérité et ses malaises car je n’ai pas vu ce qui m’est de la sorte reproché l’être à de très hauts responsables tunisiens non juifs, même binationaux comme moi.
Une situation de suspicion originelle
Moi-même, ma Tunisie je l’ai quittée comme ce presque un million et demi de nos concitoyens qui constituent la diaspora tunisienne. Je l’ai quittée non par désamour ou par indifférence, mais, comme eux, pour travailler… Y a-t-il un mal à cela ? Aucun, sauf si on est dans une situation de suspicion originelle comme cela est le cas pour ma communauté, qui, je le rappellerai toujours, n’a quitté son pays, la Tunisie, par vagues à partir de 1967, qu’après qu’elle y fut victime d’actes de rejet. Ma communauté est partie meurtrie au point d’ériger une Tunisie là où elle va par la perpétuation de toutes les traditions, les chants, les mets et la langue qui nous lient, nous Tunisiens, d’une manière indifférenciée !
J’aurai aimé consacrer cet article à la vision que j’ai de notre tourisme, mais il me tenait aussi à cœur de lever des quiproquos et d’élucider des non-dits qui blessaient ma citoyenneté, et à vrai dire le sens même du mot citoyenneté dans cette démocratie nouvelle.
De tourisme, nous parlerons sûrement, mais surtout nous ferons ! »