Nous formons une chaîne, soudée par le deuil et la souffrance, certes, mais aussi par le mode de vie et de pensée qu’à travers nous ces tueurs veulent détruire. Ce mode de vie, nous dit-on, est celui des «bobos» et de leurs enfants. Pourquoi ces bourgeois urbains et civilisés, plutôt jeunes, plutôt ouverts, plutôt cultivés, somme toute assez sympathiques jusque dans leurs caricatures, ont-ils provoqué tant de haines et de sarcasmes dans la société française –y compris et peut-être même d’abord parmi ceux qui en font partie ? Parce qu’ils ne se tiennent pas à la place que cette société voudrait leur assigner. A droite comme à gauche, on leur reproche d’avoir une conscience, bonne ou mauvaise, que ne traduisent plus les vieux dictionnaires politiques. Ils ne se comportent pas comme les bourgeois des beaux quartiers – lieux où les tueurs ne songeraient sans doute pas à faire un carton : on ricane de ces traîtres à leur statut, hypocrites bien-pensants, hipsters à états d’âme. Ils vivent dans des zones mélangées, ils sont curieux du monde et des gens, leurs enfants voyagent et parlent d’autres langues, ils ne sont ni racistes, ni nationalistes, ni communautaires : on les accuse d’être des profiteurs cosmopolites, «hors-sol». Ils sont assez ouverts dans leurs habitudes et assez vulnérables dans leurs réussites pour donner envie à n’importe quelle brute de les défigurer. Que sont-ils pourtant, sinon des éléments vivants et réfléchis de ce moribond «lien social» ? C’est cela que les uns dénoncent, que d’autres ont aspergé au fusil d’assaut. Après tout, la plupart des tueurs sont d’abord, eux aussi, des Français bien de chez nous.
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