Rencontre avec Erige Sehiri, la réalisatrice de “Sous les figues”

Ce 7 décembre sort en France “Sous les figues”. Joué par des acteurs non professionnels, le film retrace une journée dans la vie de jeunes Tunisiens qui travaillent à la récolte des figues. Entre badinages et disputes, il raconte avec brio et délicatesse les maux et les espoirs de toute une société. Sa réalisatrice, la Franco-Tunisienne Erige Sehiri, a répondu à nos questions.
propos recueillis par Oumeïma Nechi publié sur le site courrierinternational.com le 6 12 2022

COURRIER INTERNATIONAL Comment vous est venue l’idée de cette fiction sur des jeunes travaillant, sous le regard de leurs aînés, dans les vergers du nord-ouest de la Tunisie ?

ERIGE SEHIRI J’avais envie de tourner un film à Makhtar, dans la région de Siliana, parce que je trouve que les jeunes des campagnes font souvent l’objet de stéréotypes. On se moque de leur accent. J’avais envie de les montrer pour ce qu’ils sont.

Le projet devait porter sur une radio de jeunes. Mais lors des repérages, j’ai rencontré Fidé [Fide Fdhili] devant un lycée. Elle est venue au casting et m’a dit qu’elle travaillait à la récolte des cerises pour aider sa famille et aller à l’école. Je suis allée aux champs avec elle et j’ai vu un parallèle avec une phrase de Robert Bresson : “J’ai rêvé de mon film se faisant au fur et à mesure sous le regard, comme une toile de peintre [éternellement fraîche].” Moi, j’étais devant une peinture de femmes et d’hommes cueillant des cerises.

C’était merveilleux, mais je savais leurs souffrances intérieures, car ma famille vient de cette région. Quelques mois auparavant, il y avait encore eu un énième accident routier, avec pour victimes des ouvrières agricoles transportées comme des marchandises dans des camions [pour rallier leur lieu de travail]. Là-bas, c’est normal, car il n’y a pas d’alternative à ce travail journalier, et ça me révolte. J’ai fait le lien avec Fidé et je me suis dit que, si elle n’avait pas d’autre opportunité dans sa vie, elle serait un jour l’une de ces femmes dans ces camions.

Ce qui semble n’être qu’une journée estivale de badinage et de marivaudage se révèle être un miroir tendu à la société tunisienne. Aspiriez-vous à faire un film politique ?

C’est trop réducteur de décrire Sous les figues comme un film de marivaudages. Il raconte beaucoup du pays, de la société tunisienne avec tous ses travers et ses aspects positifs. Quand on donne une possibilité d’expression à ces gens, qui ne sont pas acteurs, cela leur permet de se cacher derrière un rôle et de dire ce qu’ils veulent. C’est déjà politique, car ils s’expriment sur la société, sur les rapports hommes-femmes, sur le travail, etc.

La question des inégalités entre régions et celle des agressions sexuelles à l’encontre des femmes sont aussi présentes, car j’ai essayé d’écrire ce film à partir des témoignages que j’ai récoltés dans la région. Forcément, le film devient politique, social et même anthropologique.

Pourquoi avoir choisi de raconter cette histoire sous la forme d’un huis clos à ciel ouvert, qui plus est sur une seule journée ?

J’aimais bien cette idée d’un quotidien un peu enfermé, où les jeunes étouffent. Et je pense qu’on peut montrer cela sans être en intérieur. On peut aussi être enfermé à l’extérieur. C’est le cas de la Tunisie en général : on y vit beaucoup dehors, il y fait très beau et c’est très lumineux, mais ça n’empêche pas les gens d’étouffer. La forme reflète cette réalité.

Il y avait aussi l’idée d’un faux jardin d’Éden. C’était un pari risqué de tenir une heure et demie sous les arbres, mais dès qu’on a commencé à faire des essais, je savais qu’on tenait quelque chose de très fort. En une journée, on peut raconter toute une vie. Et ça crée une certaine esthétique, ça place les spectateurs dans une bulle et les rapproche des personnages. Là, on n’est plus sur le sujet des accidents routiers et des ouvrières agricoles, on vit un moment avec des gens. Ça emmène plus loin.

Le film aborde de nombreux maux de la Tunisie, mais reste plein d’espoir et très lumineux dans sa photographie. Pourquoi ce choix ?

C’est à l’image des Tunisiens, qui ne sont pas des gens déprimés, même s’ils dépriment. Quand ils sont ensemble, ils rigolent. On fait toujours des films sociaux dans lesquels il pleut. Mais en Tunisie, il ne pleut jamais.

Et je voulais de la lumière sur ces femmes-là, car elles sont invisibles. Même lorsqu’il y a des accidents de camions avec des ouvrières agricoles, on n’a que le nombre des victimes, jamais leurs noms. Je voulais les rendre visibles. Et j’avais d’autant plus envie de lumière que le tournage s’est déroulé en plein confinement.

Même si le sujet est dur, il y a beaucoup de beauté : la vie de ceux qui travaillent dans ces vergers, dans ces montagnes, ressemble vraiment à cela. Il y a un côté familial, de l’ambiance. Le pays est ainsi, doux et plein d’amertume. Les gens ont beaucoup de souffrances, mais ils ont une capacité à trouver de petits espaces de liberté, à mettre de l’ambiance, surtout à la campagne. Dans les médias, on les regarde tout le temps à travers le prisme du misérabilisme. Mais le cinéma permet d’aller ailleurs, de chercher le réel.

Vos acteurs sont des amateurs originaires de la région où se déroule le film. Quels ont été vos rapports avec l’équipe ?

Il a fallu au début leur expliquer comment fonctionne la caméra, ainsi que toute la technique. On a beaucoup discuté ensemble, et l’équipe technique a dû s’adapter. On a aussi beaucoup répété, et j’ai choisi les acteurs en fonction de leur capacité à improviser. Puis, j’ai appris à les connaître, pour voir ce qu’il y avait du personnage en eux, pour qu’ils aillent puiser en eux pour jouer les scènes

Je n’ai pas grandi là-bas, c’est peut-être pour cela que je les regarde avec tant de tendresse, parce qu’ils sont durs entre eux, ils ne se font pas de cadeaux. Je les ai regardés en me disant que je les aimais tous de la même façon : les femmes et les hommes, les jeunes et les vieux. Même si les jeunes femmes prennent plus de place.

C’était fort pour moi de faire ce film là-bas, et des les voir à l’image. Quand je rentrais tous les soirs et que je regardais les rushs, je les trouvais tellement beaux. Je voulais les sublimer.

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