En 2010, Nicolas Sarkozy décrit la communauté chinoise de France comme « le modèle d’une intégration réussie ». Ce stéréotype n’est que le versant « positif » de l’essentialisation que subissent les Asiatiques immigrés. Dix ans plus tard, l’arrivée de la Covid-19 a vu le nombre d’agressions exploser et violemment mis en lumière les conséquences du racisme anti-Asiatiques dont souffrent ces communautés depuis des années.
tribune par le sociologue Ya-Han Chuang publié sur le site aoc.media le 03 05 2021
Depuis la tuerie d’Atlanta le 19 mars dernier, durant laquelle huit personnes (dont six femmes d’origine d’Asie de l’Est) ont été abattues, le slogan « StopAsianHate » a envahi l’espace numérique.
Bien que cela fasse plus d’un an que les agressions visant les Asiatiques aux États-Unis se généralisent, ce n’est qu’après cette tuerie, qui semble mêler mobile raciste et mobile misogyne, que le racisme visant les personnes asiatiques attire l’attention des médias internationaux.
Une semaine après cet évènement, le 24 mars, le tribunal judiciaire de Paris voit comparaitre des internautes ayant appelé à l’agression contre « les Chinois » sur le réseau social Twitter à l’annonce du reconfinement en octobre 2020. Tandis que les accusés peinent à définir la frontière entre « humour noir » et propos racistes, la peur et la détresse de la minorité asiatique ont enfin pu se faire entendre à travers ce procès historique.
Depuis longtemps, les Asiatiques dans les sociétés occidentales sont perçus comme une minorité « modèle », à savoir des groupes qui réussissent mieux professionnellement que les autres minorités, et qui incarnent ainsi « le modèle d’une intégration réussie » comme le formulait Nicolas Sarkozy dans un discours de 2010 pour le Nouvel An lunaire.
Cette étiquette, présentée comme un « stéréotype positif », a contribué à l’essentialisation des personnes asiatiques et a occulté les phénomènes racistes dont elles étaient déjà victimes. Néanmoins, l’explosion de la haine contre les Asiatiques en parallèle de la pandémie de la Covid-19 a non seulement déconstruit ce mythe de minorité modèle en démontrant l’existence de nombreux autres clichés sur les Asiatiques, mais a également incité les individus concernés à reconnaître le racisme systémique et à réclamer leur appartenance à la société française.
« Préjugés tuent » : L’émergence d’une catégorie d’action antiraciste
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il n’est pas inutile de rappeler quelques faits sur les populations perçues comme « Asiatiques » en France.
Bien que le continent asiatique comprenne plus de quarante pays, l’usage commun du terme « Asiatique » en France semble faire référence aux personnes originaires de l’Asie de l’Est et du Sud-Est. Si ces populations sont arrivées sur le territoire français déjà avant la première guerre mondiale (notamment des étudiants et des élites, arrivés dans le cadre de l’empire colonial, et plus tard 140 000 ouvriers chinois recrutés pendant la guerre), les flux migratoires les plus importants datent de la fin des années 1970.
D’un côté, plus de 120 000 réfugiés de la péninsule indochinoise fuyant la guerre (les « boat-people »), sont arrivés en France à partir de 1979 ; d’un autre, la réouverture des frontières chinoises après la réforme économique de 1978 a réactivé la route migratoire entre la région de Wenzhou (au sud-est de la Chine) et la France.
Depuis, les profils de migration chinoise vers la France ne cessent de se diversifier : les ouvriers du Dongbei, licenciés en raison de l’accélération de privatisation en Chine à partir de 1995 ; les étudiants diplômés, qui deviennent le deuxième groupe le plus important parmi les demandeurs de visa étudiant pour la France ; s’ajoutent à eux les personnes en provenance d’autres pays de cette région (Corée, Japon, Philippine, Taiwan, Thaïlande etc.) de plus en plus présentes en France pour des raisons professionnelles et familiales.
Malgré cette hétérogénéité interne, les mobilisations actuelles pour dénoncer le racisme anti-Asiatiques se sont développées à partir des initiatives de la communauté chinoise dans les dix dernières années. Deux manifestations en réaction aux agressions visant les populations chinoises en région parisienne ont eu lieu en 2010 et 2011, marquant une prise de conscience de cette population et la volonté de collaborer avec les pouvoirs publics.
Parallèlement, les jeunes d’origine chinoise ou d’Asie du Sud-Est ont investi les forums en ligne pour partager leurs expériences quotidiennes de discrimination, injures ou remarques racistes, et leurs observations sur des commentaires stigmatisant des Asiatiques présents dans la sphère publique, transformant ainsi des expériences individuelles en actions collectives.
Le procès du journal Le Point en est un exemple parlant : en 2014, l’hebdomadaire a été condamné pour diffamation pour un article intitulé « L’intrigante réussite des Chinois en France » ; l’affaire a été portée devant la justice par SOS Racisme et l’Association des Jeunes Chinois de France (AJCF). Grâce à sa médiatisation, de nombreux clichés associés aux immigrés chinois en France, comme celui les assimilant à des entrepreneurs qui ne respectent pas la loi et qui travaillent uniquement entre membres des mêmes familles, ont pu être examinés et inclus dans le champ des stéréotypes racistes.
Le cas du procès du Point démontre combien la figure de l’entrepreneur immigré, perçu comme membre d’un entre-soi économique opaque aux pratiques illégales, participe à l’essentialisation des populations chinoises en France. Ce cliché conduit non seulement à une représentation négative des personnes chinoises dans la sphère médiatique et culturelle, mais aussi à la prolifération des agressions motivées par des raisons pécuniaires lorsqu’on associe cette population au stéréotype de « l’entrepreneur riche ».
Ainsi, dans les années 2010, tandis que le nombre d’habitants chinois s’accroît dans le département de Seine-Saint-Denis, ces derniers deviennent des cibles fréquentes de vols. Le cas de Chaolin Zhang, tué en août 2016 à Aubervilliers, démontre la gravité des conséquences de ces clichés : agressé par deux jeunes, il avait simplement un paquet de cigarettes et un billet de cinq euros sur lui ; or, afin de voler sa sacoche, les auteurs du vol lui ont donné des coups de pied à la tête, ce qui l’a fait tomber dans le coma et, à terme, causé sa mort.
Cette tragédie a conduit à de nouvelles vagues de mobilisation en 2016 sous le slogan « Préjugés tuent ». Dans les médias et sur les réseaux sociaux, les jeunes d’origines de tous pays asiatiques dénoncent les remarques racistes qu’ils subissent au quotidien. Auparavant, les remarques essentialisantes de ce type ont souvent été minimisées comme étant de « l’humour » ; la mort de Chaoling Zhang révèle pourtant le potentiel violent de ces stéréotypes. Dès lors grandit un champ d’activisme culturel à travers des romans, des magazines, des expositions photographiques ou vidéos pour remettre en cause toutes sortes de stéréotypes – positifs comme négatifs – à propos des personnes asiatiques.
La mise en lumière de ces clichés racialisants et de leurs conséquences violentes permet enfin d’inclure le racisme anti-Asiatiques dans le champ d’action antiraciste et d’enclencher une prise de conscience graduelle par les pouvoirs publics. Si jusqu’en 2016 les mobilisations se focalisent surtout sur les stéréotypes et les vols localisés au nom du racisme « quotidien », comme si le racisme anti-Asiatiques avait une forme particulière distincte de la domination que subissent les autres minorités, la pandémie de la Covid-19 a révélé une dimension fondamentale et systémique du racisme à l’égard des personnes originaires de l’Asie de l’Est et du Sud-Est.
Covid-19 : une nouvelle frontière symbolique qui se dessine
Fin janvier 2020, aussitôt que la Covid-19 est apparue en Chine, une panique de contamination a émergé dans le monde entier et s’est traduite par de nombreux actes d’agressions anti-Asiatiques : boycott de commerces gérés par les diasporas chinoises, injures publiques et tags racistes, agressions verbales voire physiques des personnes perçues comme chinoises, y compris des enfants à l’école, etc.
En France, les médias n’ont pas hésité à évoquer le fantasme du « péril jaune » qui désigne l’invasion de l’Occident par une « masse déferlante », « cruelle », « méprisant à mort » en provenance de l’Extrême-Orient. C’est ce qu’illustre la une du quotidien Courrier Picard le 26 janvier 2020 avec son titre « Alerte jaune » ; ce sont également les propos présents dans de nombreux reportages médiatiques et les discussions sur les réseaux sociaux qui rendent exotiques les pratiques alimentaires des populations chinoises, associant ces dernières à des mangeurs d’animaux sauvages.
Par conséquent, tous les individus perçus comme Chinois ou Asiatiques sont non seulement assimilés comme potentiels porteurs du virus mais aussi membres d’un peuple brutal et répugnant : ce qu’implique la métaphore du « péril jaune ».
Certes, l’association entre la propagation de la pandémie et les pratiques d’hygiène permettent de comprendre la multiplication des agressions anti-Asiatiques. Toutefois, l’effet de la pandémie va au-delà de la stigmatisation ; elle désigne également une frontière symbolique entre « nous » et « eux ». Ce processus d’altérisation s’est opéré à deux niveaux.
Dans un premier temps, le décalage de perception du risque sanitaire a conduit à des pratiques préventives différentes. Marqués par la pandémie de SRAS en Asie de l’Est en 2002-2003, les immigrés asiatiques sont habitués à porter le masque pour prévenir la pandémie, une pratique auparavant peu répandue en France. Or, en janvier et février 2020, lorsque la pénurie de masques a suscité de nombreuses controverses sanitaires et politiques en France, le choix de porter ou non le masque est devenu un marqueur identitaire.
De nombreuses personnes asiatiques ont témoigné que le port du masque provoque des regards hostiles et des remarques racistes dans l’espace public et sur le lieu de travail. À cause du décalage du niveau d’information, ils se sont sentis comme s’ils « dépassaient les règles tacites de la vie collective », et se sont vus donc exclus de la catégorie des « Français ». Certains ont même assumé de ne pas porter le masque afin d’éviter d’être dévisagés ou agressés. D’autres ont vécu le confinement de mi-mars comme une forme de soulagement, en les soustrayant au risque de stigmatisation et d’agression.
Dans un deuxième temps, la propagation globale de la pandémie a conduit également à une politisation du virus qui se traduit par des controverses géopolitiques et idéologiques. C’est notamment le cas de l’utilisation du qualificatif « virus chinois » (« China virus »), prononcé de manière insistante par l’ex-président états-unien Donald Trump. En désignant la Chine – et ainsi toutes les personnes perçues comme Chinoises – comme responsable de la pandémie, son discours renforce à la fois la stigmatisation des Asiatiques et la légitimité de sa position anti-Beijing implémentée depuis le début de son mandat.
En France et dans d’autres pays européens, s’il n’y a pas un discours politique ouvertement anti-Beijing au sein des élites politiques, une controverse autour de la gestion de pandémie et l’adéquation du modèle chinois (à savoir, un confinement strict et autoritaire) enflamme pourtant les relations entre l’ambassadeur de Chine et le ministère des Affaires étrangères.
Dans ce débat, les immigrés chinois et leurs descendants se confrontent malgré eux à un interrogatoire de loyauté vis-à-vis des valeurs françaises. L’efficacité de la gestion française ou chinoise de la pandémie est réduite au contraste entre régime démocratique vs. régime autoritaire ; dès lors, les critiques adressées à la gestion chinoise sont parfois vécues comme une critique de leur origine, les poussant à « choisir leur camp » entre plusieurs catégories d’identité.
Ce mécanisme d’altérisation est pourtant loin d’être nouveau : depuis 2008, l’année des Jeux Olympiques à Beijing, les jeunes Chinois se voient souvent devoir justifier leur « francité » à chaque controverse diplomatique relative à la Chine. Face à l’essor économique de cette dernière, qui assume de plus en plus son modèle politique-économique alternatif à la démocratie libérale occidentale, les jeunes Français d’origine asiatique demeurent un corps étranger et sont vus comme une menace à la cohésion nationale.
La pandémie de la Covid-19 n’a fait qu’accentuer ce mécanisme et même l’a élargi à toutes les personnes asiatiques. Les appels à l’agression de « Chinois » parue sur Twitter fin octobre 2020 en est la preuve : en outre de la pandémie, on rapproche aussi les personnes chinoises du génocide des Ouighours, comme s’ils étaient responsables ou complices des pratiques de Beijing.
En somme, d’une part, deux stéréotypes sont concomitants : un « Autre » arriéré et barbare, qui incarne l’Orient vu par l’Occident, et l’ennemi interne représentant la mondialisation chinoise comme antithèse de l’universalisme européen ; d’autre part, le mécanisme de l’altérisation est réactivé par la crise de la pandémie de la Covid19.
La naissance d’une l’identité pan-asiatique
Une telle généralisation des sentiments anti-Asiatiques provoque un front de contestation qui dépasse la communauté chinoise. Depuis le printemps 2020, à l’apparition du hashtag « JeNeSuisPasUnVirus », la parole se libère parmi les personnes étiquetées comme Asiatiques (des immigrés et enfants d’immigrés d’originaire d’Asie de l’Est et Sud-Est, des métissés eurasiens, des personnes adoptées originaire de l’Asie etc.) pour dénoncer le racisme systémique.
Ces propos vont au-delà du répertoire d’action juridique construit depuis le procès Le Point en 2012-2014 et l’affaire Chaolin Zhang en 2016-2018, mais soulignent la similitude des mécanismes racialisants visant toutes les minorités, appelant ainsi à une convergence des luttes entre minorités racisées en France.
Début avril, à la suite de la fusillade à Atlanta et du procès des tweets anti-Asiatiques, une vidéo intitulée « We belong here » (« Nous sommes à notre place ici ») circule sur Internet. Prise dans le quartier du Triangle de Choisy (13e arrondissement) et sur le parvis du Louvre, deux endroits emblématiques de Paris, la vidéo de l’AJCF livre les visages d’une dizaine de personnes originaires de divers pays d’Asie, dévoilant l’hétérogénéité au sein de ces groupes et affirmant leur désir d’être considérées comme des citoyens et citoyennes françaises à part entière.
Face à l’interrogatoire forcé de « francité » provoqué par la Covid-19, le message des minorités asiatiques semble clair : affirmer une identité pan-asiatique n’exclut pas leur appartenance française.
NDLR : Ya-Han Chuang a récemment publié Une minorité modèle ? Chinois de France et racisme anti-Asiatiques aux éditions La Découverte.