Pourquoi il est dangereux de croire aux théories du complot

Deux fois par mois, Pascal Wagner-Egger, enseignant à l’Université de Fribourg, nous éclaire sur les théories du complot. Cette semaine, il explique pourquoi certains principes scientifiques impliquent une certaine prudence avec les théories du complot. Les théories du complot ont des conséquences sociales qui sont dangereuses pour la démocratie. C’est du moins ce qui ressort de certaines recherches et analyses.

article par Pascal Wagner-Egger publié sur le site suisse blick.ch le 15 09 2021

Dans mon métier de psychologue social, l’essentiel de ma recherche est d’étudier les croyances pour tenter de connaître pourquoi telles personnes y croient plus ou moins (les croyances religieuses, paranormales, complotistes, idéologiques comme le racisme ou le sexisme, etc.). Je pourrais ne pas juger si ces croyances sont bonnes ou mauvaises, comme par exemple quand j’étudiais les croyances aux effets de la pleine lune sur l’être humain, ou encore ne pas forcément devenir un athéiste militant en étudiant les croyances religieuses.

Mais en fait, dès que ces croyances deviennent extrêmes, dangereuses pour les individus eux-mêmes et pour la collectivité, il devient souhaitable que les scientifiques se mettent à avoir un regard critique sur ces croyances, à la fois sur le plan scientifique (si des recherches en attestent), et d’un point de vue citoyen. Il ne viendrait à l’esprit d’aucun scientifique de ne pas juger négativement par exemple le racisme, l’extrémisme religieux, ou l’embrigadement sectaire.

Le complotisme est intimement lié à l’extrême-droite
Ainsi, au fil des années et des recherches, les dangers du complotisme (toujours entendu comme la religion du complot) sont apparus de plus en plus nettement. Tout d’abord, les croyances aux théories du complot ont toujours été plus fortes à l’extrême droite (aussi un peu à l’extrême gauche), comme bon nombre de recherches menées dans de nombreux pays sur des milliers de sondé·es de façon quantitative, ou dans certains groupuscules de façon plus qualitative, l’ont montré.

Le nazisme a bel et bien en grande partie reposé sur la véritable paranoïa d’Hitler à propos du complot juif (les Juifs voudraient dominer et pervertir le monde de par le complot Judéo-bolchévique marxiste) et du complot «cosmopolite» (les élites, dont les Juifs, veulent tuer les nations et les «races humaines enracinées» sur leur sol depuis toujours ; ce qui est bien sûr une fiction délirante quand on sait scientifiquement que toute l’histoire de l’humanité est faite de migrations et de mélanges entre peuples et même espèces proches, par exemple entre Homo sapiens et Néandertal!), complots qui sont toujours défendus par l’extrême droite actuelle.

Le racisme se nourrit de fictions complotistes
Comme le relève l’historien et psychologue Jovan Byford, le conspirationnisme a toujours été l’ingrédient de base des politiques discriminatoires, populistes et antidémocratiques, la marque de fabrique de la rhétorique des régimes oppressifs, et un compagnon fidèle de l’antisémitisme.

Il est évident que les théories du complot visant certaines minorités (comme le complot juif mondial, la théorie du Grand Remplacement comme quoi les Musulmans veulent détruire l’Occident par l’immigration et la natalité, voire que les gouvernements et capitalistes favorisent ce remplacement pour avoir de la main d’œuvre meilleur marché, etc.) sont liées au racisme et à l’extrême droite.

Mais il est aussi intéressant de remarquer que pratiquement toutes les théories du complot sont également plus soutenues à l’extrême droite, comme par exemple dans un sondage IFOP de fin 2017 la théorie du complot des chemtrails (les traces des avions de ligne seraient des résidus de produits chimiques épandus pour nous empoisonner ou contrôler notre esprit), ou la théorie du complot relative à la mission Apollo XI sur la lune (les américains auraient tourné les images dans un hangar d’une de leur base terrestre secrète dans le désert).

Distinguer la science du complot de la religion du complot
Lié à ce point, les théories du complot constituent une menace pour la démocratie. Il faut bien entendu protéger cette démocratie par les dangers «du haut» que constituent les fraudes et tricheries des grandes entreprises, des politiciens, la corruption, les lobbys, etc. (et ce danger est combattu par la science du complot, les vraies enquêtes qui concluent au complot, comme celui des industriels du tabac dans les années 50 qui avaient sciemment caché les dangers de l’addiction à la nicotine et financé des recherches scientifiques faussées et de la publicité mensongère), mais également par ce danger «du bas», le danger des extrêmes populistes.

Plusieurs recherches ont montré que l’adhésion aux théories du complot est liée à un attrait pour les actions politiques appelées non normatives, c’est-à-dire non autorisées par les règles démocratiques (violence, manifestations, appels à la haine et au meurtre, etc.).

C’est ce que l’on a pu observer dans les manifestations du Capitole en janvier 2021 aux États-Unis, ou dans certaines manifestations des Gilets Jaunes en France (dont les recherches montrent un haut degré de conspirationnisme), ainsi que certaines manifestations coronasceptiques en Europe.

Un complotiste finit par être antidémocratique
Un fait qui illustre ce danger est que les services de renseignement du monde entier commencent à surveiller de près les complotistes extrémistes. Nous avons par exemple en Suisse romande des complotistes fanatiques comme Jean-Dominique Michel qui en appelle à la case prison pour Alain Berset et la Task Force scientifique, ou une Astrid Stückelberger qui demandait à ses troupes de surveiller les bureaux de vote en vue de la votation sur la loi Covid de juin dernier.

A partir d’un certain degré de complotisme, les adeptes ne pensent plus que nous vivons dans une démocratie, mais dans une dictature cachée sous un vernis démocratique (la preuve qu’ils se trompent est selon moi les dizaines de grandes entreprises et politicien·nes qui se font chaque année condamner par les tribunaux, ce qui ne révèle pas une corruption généralisée, mais au contraire que les contre-pouvoirs fonctionnent bel et bien, et que cela peut même sans doute dissuader d’autres actions illégales).

Certaines recherches ont montré que le populisme (la vision d’un peuple bon qui est soumis aux ordres et complots d’une élite maléfique) est bien évidemment corrélé au conspirationnisme, et un danger évident pour la démocratie est l’apparition d’un leader charismatique populiste comme Trump ou Bolsonaro, à même de fédérer des communautés minoritaires très diverses comme les coronasceptiques (mélange d’extrême gauche, de gens éduqués adeptes d’une vision du monde New Age, d’extrême droite, d’apolitiques déçus des partis traditionnels, etc.).

La réalité parallèle de la réinformation
Ce danger pour la démocratie est alimenté par les sites internet alternatifs dits de «réinformation» — mais plutôt de désinformation —, qui, pour leurs adeptes qui pensent que les canaux traditionnels sont corrompus, créent une réalité parallèle, en miroir comme dans Alice au Pays des Merveilles, ou la pilule rouge dans Matrix : ce que les intellectuels appellent post-vérité (le brouillage des notions de vrai et de faux due à la désinformation sur internet) peut mener l’humanité dans une véritable tour de Babel informationnelle ou des populations d’un même pays ne voient plus la même réalité, et ne peuvent même plus avoir un accord minimal sur le monde.

Des recherches ont montré que le complotisme conduit à une méfiance exagérée et un refus de la vaccination, d’innovations technologiques comme les OGM ou la 5G (qui doivent pourtant bien sûr être testées de façon indépendante par des scientifiques avant autorisation, en quelque sorte une science de la précaution, par opposition à une religion de la précaution qui consisterait à refuser toute innovation par principe et croyances), ainsi qu’à la négation du consensus scientifique massif sur l’origine humaine du réchauffement climatique.

Certaines données montrent par exemple que les croyances irrationnelles extrêmes comme le créationnisme ou le révisionnisme sont liées aux croyances conspirationnistes.

Le complotisme conduit à la violence
De par leur attribution d’intention négatives généralisées à autrui (la composante paranoïde voire paranoïaque des adeptes des théories du complot), d’autres recherches ont montré que les croyances aux théories du complot diminue les actes de charité ou autre comportement pro-social. Un lien peut également être fait entre le complotisme et l’embrigadement sectaire ou l’extrémisme religieux.

Les fanatiques musulmans recourent à la théorie du complot américano-sioniste mondial (les USA, dirigés par les Juif·ves veulent dominer le monde et exterminer les Musulman·es), et la plupart des sectes imaginent un complot de l’extérieur contre la secte afin de souder les adeptes à leur cause — et de ce fait les manipuler plus aisément.

Les complots camouflent les crimes de l’extrême-droite
Enfin, un dernier danger est particulièrement révélateur de l’exagération et de l’irrationalité complotiste, et de ses dangers potentiels, non pas parce qu’il est fréquent, mais parce qu’il illustre à merveille jusqu’où peut aller la religion du complot et sa (non-)méthode de croyance à partir de soupçons (la pente glissante vers le «tout-complot »): les complotistes radicalisé·es imaginent que les victimes des tueries de masse dans le monde — souvent perpétrées d’ailleurs par des extrémistes de droite… complotistes ! — seraient des actrices et acteurs jouant un rôle écrit par les opposant·es à la liberté de détenir librement des armes à feu chez soi.

De même, un complotiste anglais radicalisé s’est un jour déconverti des théories du complot quand ses compères, condamnés comme lui pour antisémitisme et forcés par la justice à assister à une audience avec des rescapé·es de la Shoah, lui ont suggéré de ne pas écouter ces victimes parce qu’elles mentaient et jouaient un rôle. On le voit, cette faculté — et parfois volonté, pour les plus radicalisé·es — humaine à voir partout et tout le temps des complots derrière la réalité apparente peut mener au pire, puisque nier le statut de victime à une personne revient en fait à lui donner symboliquement la mort à laquelle elle a échappé de peu, à vouloir transformer son malheur en une délirante et atroce fourberie.

En conclusion, l’attitude qui paraît la plus rationnelle et démocratique est celle d’une confiance mesurée dans les institutions, confiance parce que jusqu’à preuve du contraire, la majorité des politiques, journalistes, scientifiques n’est pas corrompue ou ne cherche pas la ruine d’une grande partie de l’humanité, et mesurée par les contre-pouvoirs démocratiques, qui doivent être défendus voire encouragés que sont une politique, science et journalisme indépendants des grands intérêts économiques (et donc une science du complot).