Podcast Beur FM : « La Turquie en débat » avec Elise Massicard

Avec “Des pays en débat”, Pierre Henry retourne en studio pour décrypter un pays sous l’angle des droits de l’Homme. Les sujets abordés gravitent autour des libertés publiques, des droits des femmes et des diverses révoltes populaires dans certains pays du globe. Aujourd’hui : l’Arabie Saoudite. 

Elise Massicard est politologue, sociologue et turcologue, mais aussi chercheuse et professeure à Science Politique Paris. Elle évoque avec nous l’ambiguïté du régime de Recepp Tayyip Erdogan et son insertion dans la communauté internationale. Il exerce un pouvoir répressif depuis la tentative de coup d’Etat échouée qui a eu lieu en 2016.

Entretien

Ce qui caractérise une démocratie, c’est notamment les droits de l’opposition à critiquer le gouvernement. Quelle est la situation en Turquie ? 

Suite à la tentative de coup d’Etat en 2016 et l’état d’urgence qui a suivi, les droits de l’opposition à critiquer le pouvoir sont réduits. Ça fait quand même six ans que ça dure. En fait, l’état d’urgence a duré pendant deux ans jusqu’en 2018. Mais ce qu’il faut peut être retenir, c’est que les mesures de répression ont touché mouvement islamiste qui a été considéré par le pouvoir comme responsable de la tentative de coup d’Etat, mais aussi le mouvement pro-kurde et la gauche considérée comme radicale. L’Etat a poursuivi des individus et fermé des organisations. Ceci étant dit, il y a quand même une opposition en Turquie et elle critique le gouvernement.

La liberté de la presse est-elle garantie ? 

Alors la liberté de la presse a connu ces dernières années plusieurs formes de régression assez nettes, en particulier suite à ces deux ans d’état d’urgence. Beaucoup d’organes médiatiques ont été fermés. Mais au delà de ça, on a des formes de criminalisation. Concernant les plateformes de média, on a eu plusieurs mesures en 2020. Il faut garder en tête qu’une grande partie des médias aujourd’hui en Turquie est directement contrôlée par le gouvernement mais peut l’être aussi de manière indirecte. Par exemple à partir de grands groupes qui ont des services de presse et qui ont donc des liens de dépendance avec le gouvernement. On estime qu’à peu près 90% des médias sont en lien avec le gouvernement.

Et la presse sur internet ?

Il y a encore plus de liberté d’expression via des plateformes d’information alternatives, comme les réseaux sociaux. Mais ils ont été l’objet de beaucoup de mesures ces derniers temps. Par exemple, les plateformes de type Facebook ou Twitter sont soumises à des sanctions si elles refusent de supprimer certains contenus. Et très récemment, au mois d’octobre, on a vu une loi qui criminalise la « propagation d’informations trompeuses ».


La Turquie d’Erdogan est sortie de la Convention d’Istanbul sur les violences faites aux femmes. Est ce que ça traduit quelque chose du mandat d’Erdogan ? 

C’est d’autant plus étonnant que la Turquie avait été le premier État à signer cette convention il y a dix ans, qui défendait l’égalité des genres. Elle oblige le gouvernement à prendre des mesures pour prévenir les violences conjugales à l’égard des femmes et protéger les victimes et poursuivre les auteurs. C’est quelque chose qui a toujours été contesté à l’intérieur de l’AKP, le parti au pouvoir. Les partis sont très divisés sur cette question. Mais le gouvernement a signé sa sortie car elle défendait aussi de droit des personnes homosexuelles, entre autre.

Comment s’organisent la résistance des femmes ? 

Le mouvement féminin est un des plus structurés en Turquie. Évidemment, les organisations féministes ont été vent debout contre la sortie de la Turquie de la Convention d’Istanbul. Même les mouvements de femmes conservateurs, parce qu’il y en a, des organisations de femmes islamistes par exemple, qui étaient contre la sortie de la Convention d’Istanbul. Elles continuent à manifester leur désaccord et continuent à demander plus de protection pour les femmes.

Donc, en Turquie aussi, on assiste à ce mouvement universaliste qui réclame l’égalité de genre ?

Tout à fait, même si le mouvement des femmes est divisé : certains sont plus conservateurs, certains plus libéraux, d’autres plus de gauche. Mais globalement, c’est quand même un des mouvements les mieux structurés dans la société civile turque actuelle.

 

Retour sur le pays…

Au carrefour entre l’Orient et l’Occident, la Turquie hérite d’une histoire riche et glorieuse, qui remonte à l’Empire ottoman. Il est impossible d’évoquer la naissance de l’Etat Turc sans citer le nom d’un homme, qui chamboule l’histoire du pays : Mustapha Kemal, « Atatürk » ou encore le « père de la Turquie moderne ».

Cet officier ottoman fait de la Turquie un pays laïque, inspiré des valeurs de la révolution française. Ce concept d’Etat laïque si cher à Kemal disparaît à notre époque contemporaine. Erdogan ouvre le grand retour des hijab et l’éducation religieuse est enseignée à l’école. 

L’ambiguïté politique et diplomatique du nouveau président turc questionne ses pays alliés. Nous l’avons vu ces derniers mois, l’éclatement de la guerre en Ukraine a éveillé un double jeu turc au sein de l’OTAN: entre condamnation de la Russie et soutien à Poutine de l’autre. Ankara apparaît comme un élément perturbateur de l’Alliance, à l’heure où l’union est une force. 

Depuis 1987, son non-respect de droits fondamentaux lui coûte sa place dans l’Union Européenne. Par exemple, la répression des minorités ethniques et religieuses reste importante. Les kurdes et les alévis sont les plus réprimés dans l’histoire et encore considérés comme hérétiques. 

La logique nationaliste est très présente dans la politique d’Erdogan, qui développe des relations diplomatiques aux ambitions floues. Dans un même temps, il a fait de la Turquie un pays répressif, autoritaire et liberticide. Aujourd’hui, on est à 80% d’inflation pour les 85 millions d’habitants qui en sont les premières victimes. 

Rappelons qu’en juillet dernier, Ankara signe la sortie de la convention d’Istanbul qui lutte contre les violences faites aux femmes. Une décision à contre-courant des avancées internationales sur le sujet et qui la met en porte-à-faux avec les 40 pays sur 46 qui l’ont signé.