Avec “Des pays en débat”, Pierre Henry retourne en studio pour décrypter un pays sous l’angle des droits de l’Homme. Les sujets abordés gravitent autour des libertés publiques, des droits des femmes et des diverses révoltes populaires dans certains pays du globe. Aujourd’hui : La Tunisie.
Elu député, Sélim Abdesselem a siégé à l’assemblée constituante tunisienne pendant trois ans . Auteur, juriste et engagé, il revient avec nous sur la politique que mène Kaïs Saïed depuis son élection en 2019. Nationalisme, autoritarisme, censure de la presse : depuis quelques années, la politique intérieure tunisienne ressemble de plus en plus à un système dictatorial. Retour sur les mutations des droits fondamentaux en Tunisie.
Entretien
On est au courant d’un certain nombre de manifestations en Tunisie. Pourquoi les Tunisiens manifestent-ils ?
Il y a une partie des Tunisiens qui n’approuve pas ce qui est en train de se passer. Maintenant, que dire de l’accaparement des pouvoirs par l’actuel président qui a fait passer une constitution qui a été adoptée par référendum dans des conditions très contestables ? Mais sur le résultat, effectivement, il y a eu 95 % d’approbation de vote « pour », avec 30 % de participation. Il y a des contestations sur le chiffre sachant que les quatre principaux partis d’opposition avaient appelé au boycott. Beaucoup de gens qui auraient été contre cette constitution ne sont pas allés voter ou ont suivi ce mot d’ordre. Tout ce qui entoure la situation économique est catastrophique aussi. L’argument de fuite du président qui consiste à dire que « c’est ceux qui ont gouverné le pays pendant dix ans qui sont responsables » commence à dater, mais existe toujours.
Il y a la situation économique et puis il y a les réformes juridiques, constitutionnelles qui ont été initiées par le président. Parlez-nous de cette réforme qui semble installer le concept de « tunisité » dans la Constitution tunisienne.
Je suis français français par ma mère, tunisien par mon père. Ce qui s’est passé en Tunisie concerne directement des gens comme moi. La constitution a exclu les naturalisés du droit de se présenter aux législatives. Il fallait être soit de père tunisien, soit de mère tunisienne, c’est à dire tunisien de naissance par le droit du sang. Aujourd’hui en Europe, le fait est que même l’extrême droite n’ose pas proposer une telle mesure, ça ferait scandale. En Tunisie, celui qui est au pouvoir l’a fait. Ce monsieur a réussi à restreindre le champ de la constitution par la loi. Ce qui veut dire qu’aujourd’hui, les naturalisés et les binationaux sont en Tunisie des citoyens de deuxième zone. Personnellement, je trouve qu’une exclusion comme celle là est quelque chose de très grave et caractérise une politique d’extrême droite.
Qu’est ce que dit la diaspora ?
Une partie des tunisiens ont d’autres problèmes. Effectivement, quand la situation économique est catastrophique, on fait face à des pénuries de produits. Récemment c’était l’essence, mais avant il y avait des produits de base, des fruits, des légumes qu’on ne trouvait pas. Pour beaucoup, la préoccupation principale est de trouver à manger tous les jours. Donc on ne va pas demander à des gens dans cette situation de s’occuper d’une constitution. Par contre, vous avez des gens parfaitement installés socialement, qui n’ont parfois même pas pris la peine de lire la constitution et qui sont allés voter oui par peur des islamistes. On voit que cette exclusion des nations et des naturalisés se fait plutôt dans l’indifférence générale, elle ne mobilise pas les foules, à part quelques intellectuels.
Est ce qu’on peut dire qu’avec ce projet c’est l’enterrement définitif des espoirs qui étaient nés au moment de la chute de Ben Ali et du printemps arabe ?
Je crois que ceux qui diraient le contraire seraient soit de mauvaise foi ou tout du moins irraisonné. Je pense qu’aujourd’hui on est dans une situation où l’Institution a annihilé tous les contre pouvoirs. Il y a un pouvoir personnel du président qui a été consacré par cette constitution. Aujourd’hui, la seule chose pour l’arrêter, c’est la société civile, c’est les journalistes et les avocats. Mais les partis d’opposition sont aussi peu à peu sonnés. Aujourd’hui, ils prévoient de boycotter les prochaines élections qui ne se dérouleront pas dans des conditions idoines. Malgré tout, je m’interroge sur comment s’opposer à un tel pouvoir.
Pour aller plus loin
Avec la Tunisie, on parle d’un pays de 12 millions d’habitants qui s’étend sur une surface d’environ un tiers de la France. C’est un pays à l’économie chancelante, avec une dette colossale. Le tourisme, principale source économique du pays, se fragilise avec la crise économique, le terrorisme et le Covid.
En France, c’est l’une des plus importantes communautés étrangères. Il y a plus de 250 000 personnes qui ont un titre de séjour et beaucoup de français ont la double nationalité.
La Tunisie fait partie d’une aire culturelle bien particulière : le Maghreb. En français : “le couchant”. Ce nom vient de l’orientation du soleil ! “Maghreb”, c’est aussi le nom de la prière du soir, l’avant dernière de la journée, pour les musulmans pratiquants.
Lorsque, sous l’occupation française, l’Algérie et la Tunisie ne faisaient qu’une, la région s’appelait “l’Afrique du Nord française” (une telle appellation paraît absurde aujourd’hui). Un nom auquel la Libye, voisine à l’Est, a échappé. Bien qu’appartenant à la même région culturelle, les trois voisines entretiennent des relations conflictuelles.
En 2011, la Tunisie est la première terre d’accueil de centaines de milliers de Libyens et Libyennes qui fuient la guerre civile, transformée en un combat incontrôlable.
Huit ans après la fuite de Ben Ali, les tunisiens ont élu en septembre 2019, Kaïs Saïed comme président. Spécialiste du droit constitutionnel, il remodèle le système politique comme il l’entend. Depuis l’été 2021, Kaïs Saïed s’octroie les pouvoirs les plus importants de la République : législatifs, judiciaires et exécutifs. Ce qui n’est pas sans provoquer un certain nombre de réactions au sein du peuple tunisien. Dernièrement, il a imposé une loi qui interdit aux bi-nationaux et aux naturalisés de siéger au gouvernement, à l’Assemblée, ou même de se présenter à toute forme d’élection.
Diffusion samedi 19 novembre à 8h20, rediffusion le dimanche à la même heure. La fréquence francilienne de Beur FM est 106.7. Si vous souhaitez écouter l’émission depuis une autre région française, vous trouverez toutes les fréquences en suivant ce lien. Prochain pays en débat le 26/11/2022.