Philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS et auteur de nombreux ouvrages, dont « Qui est l’extrémiste ? » (éditions Intervalles), à paraître bientôt, Pierre-André Taguieff estime qu’être républicain c’est défendre un antiracisme universaliste. C’est sa réponse à la question lancée par « Marianne » : « Au fait, ça veut dire quoi être républicain ? ».
Nous avons proposé à des personnalités de tous horizons – politiques, intellectuels, historiens… – et sensibilités idéologiques, de définir le mot « républicain », vidé de son sens par des années de langage politique, servant à décrire le périmètre de l’acceptabilité sans jamais se demander ce qu’il recouvre. Pour découvrir la présentation de cette série.
Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire publié sur le site marinne.net , le 27 07 2022
Dans la lutte contre le racisme telle qu’elle est aujourd’hui observable, l’indignation morale et la dénonciation édifiante occupent le devant de la scène. À cet égard, l’antiracisme illustre l’hypermoralisme contemporain et l’on ne saurait s’étonner que le militantisme « woke » s’en réclame bruyamment. Ce moralisme sans pensée, qui se réduit à des postures convenues et à des engagements médiatiques qui n’engagent à rien, s’est politiquement fixé à l’extrême gauche, pôle idéologique aujourd’hui en cours de réfection. En se démarxisant progressivement (mais jamais totalement), le néo-gauchisme s’est redéfini en intégrant successivement, dans son corpus idéologique et rhétorique, des éléments empruntés au déconstructionnisme, au constructivisme social, au postcolonialisme, au décolonialisme, à la « théorie critique de la race » (cette forme sophistiquée de racialisme militant) et au néo-féminisme intersectionnel.
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Le néo-antiracisme défendu désormais par les intellectuels néo-gauchistes se donne pour principal objectif de lutter contre les discriminations touchant les « minorités » et contre « l’islamophobie ». Corrélativement, les néo-antiracistes dénoncent avec virulence « l’intégrisme républicain » qu’ils attribuent aux « enragés de la République », censés être hostiles à la « diversité », et le « laïcisme » qu’ils réduisent à une intolérable intolérance à l’égard de l’islam, voire à une haine de la religion musulmane. C’est ainsi que le néo-antiracisme d’extrême gauche, après son moment différentialiste post-soixante-huitard, est devenu islamophile, voire « islamismophile » – pour ceux du moins qui voient dans les jihadistes des « résistants » en lutte contre le Nouvel Ordre mondial ou l’Occident raciste et impérialiste.
UN ANTIRACISME ANTIRÉPUBLICAIN
En France, la lutte contre le racisme se présente dès lors sous le visage d’une lutte sur deux fronts : contre le « néorépublicanisme » censé occulter les discriminations et contre le « laïcisme » accusé de légitimer et d’encourager « l’islamophobie ». Depuis le début des années 2000, certains illuminés dénoncent le « racisme républicain », ce « modèle français de discrimination », comme d’autres extra-lucides indignés dénoncent inlassablement le sionisme comme une « forme de racisme » et Israël comme un « régime d’apartheid ». Des intellectuels décoloniaux prétendent s’indigner des ravages causés par un « républicanisme aveugle aux différences ». Ils invitent à « déconstruire le racisme sous-jacent à l’universalisme apparent », afin de « s’opposer à l’ordre raciste, patriarcal, néolibéral ». Ils postulent l’existence d’une « fragilité républicaine » qu’ils fantasment sur le modèle de la « fragilité blanche », notion inconsistante qui a fait la célébrité de l’activiste étatsunienne Robin DiAngelo.
« Une conception de la citoyenneté fondée sur la précellence des valeurs et des normes universalistes. »
Face à cette corruption idéologique de l’antiracisme, il importe de redéfinir précisément les fondements d’un antiracisme qui serait à la fois universaliste et républicain, ce qui suppose de ne pas se contenter d’invoquer ces termes comme des étendards ni de les utiliser comme des massues. La question, difficile, requiert des analyses conceptuelles aussi froides que possibles, ce qui n’exclut nullement l’exercice de la pensée critique et la formulation de jugements de valeur.
La condition de possibilité d’un antiracisme républicain, c’est une conception de la citoyenneté fondée sur la précellence des valeurs et des normes universalistes, ou plus précisément, pour reprendre ma terminologie dans La Force du préjugé (1988), individuo-universalistes – que j’opposais aux valeurs et aux normes traditio-communautaristes. Cette conception universaliste de la citoyenneté s’oppose donc au relativisme ethno-racial et culturel, dont l’envers est l’absolutisation des identités collectives lorsqu’elles sont perçues comme minoritaires, ainsi qu’à la conception multiculturaliste de la citoyenneté, qui reconnaît des droits spécifiques aux groupes, selon le principe : autant de différences, autant de droits différents, qui conduisent inévitablement à des formes de communautarisme séparatiste. Si cette conception universaliste s’oppose à l’idée d’une citoyenneté différenciée, qui incite les groupes à se fixer sur leurs différences (d’où le risque d’une auto-ségrégation) et à entrer en concurrence ou en conflit les uns avec les autres, elle respecte cependant ce qu’on appelle les communautés ou les identités minoritaires dès lors qu’elles restent dans les limites de la sphère privée, sans se traduire par des revendications politiques particulières.
PRINCIPES DE L’ANTIRACISME UNIVERSALISTE ET RÉPUBLICAIN
À cet égard, le principe de laïcité, comme principe de séparation du politique et du religieux impliquant la neutralité de l’État, peut servir de modèle ou de boussole. Il permet notamment de faire barrage à la concurrence des victimes ou des identités victimaires qui brise le consensus de base dans les sociétés démocratiques en politisant les paniques morales et en les transformant en croisades morales. C’est pourquoi, en France particulièrement, les néo-antiracistes – décoloniaux, indigénistes et islamo-gauchistes – ne cessent de dénoncer la « laïcité islamophobe », instrument selon eux de l’« islamophobie d’État ». Leur cible est l’État républicain à la française, qu’ils réduisent à n’être que l’expression et l’agent d’un insaisissable « racisme systémique » hérité de l’époque coloniale.
« Cet antiracisme universaliste n’est nullement une spécialité française. »
Ils se placent ainsi du côté des victimes imaginaires que sont les « minorités », dont ils sacralisent les identités. Ils se déchaînent contre ce qu’ils appellent « l’intégrisme républicain » ou le « néo-républicanisme », qui masquerait une dérive nationaliste, chauvine et réactionnaire, et bien sûr « islamophobe ». Ils prétendent « déconstruire » le « mythe national » ou mettre en pièces la « mythologie républicaine » pour la remplacer par leur propre mythologie identitaire et victimaire, forgée à partir de leur haine des « Blancs » et de la civilisation occidentale mais aussi de leur engagement partial en faveur de l’islam et des musulmans, islamistes compris, érigés en victimes, voire, pour certains militants décoloniaux, en « combattants » héroïques ou en « résistants » courageux.
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Un antiracisme républicain ne peut donc que prôner l’indifférence aux différences groupales et rejeter toute essentialisation (positive ou négative) de ces dernières. Cet antiracisme universaliste n’est nullement une spécialité française. Loin de se complaire dans la position de « racisés », des Afro-Américains lucides ont pris la défense du principe d’indifférence à la race. C’est ainsi que le comédien Morgan Freeman, interrogé le 3 juin 2014 par Don Lemon sur ce qu’il pensait qu’on devrait faire pour améliorer les relations raciales aux États-Unis, a déclaré simplement : « Arrêtez d’en parler. Arrêtez de nous appeler, moi et vous, un homme noir. » Il s’agit là d’un choix éthique.
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RESTER VIGI LANT
Mais l’aveuglement volontaire aux différences n’implique ni hostilité ni mépris à leur égard. Il consiste à refuser leur absolutisation et leur politisation cynique, en ce qu’elles sont susceptibles de déchirer le tissu social et de conflictualiser les rapports sociaux. Un antiracisme républicain suppose une alliance entre l’universalisme moral et le patriotisme républicain ou civique, qui implique la recherche du bien commun dans le cadre d’un État de droit. Il vise à réaliser l’égalité des chances dans la communauté des citoyens qu’est la nation, il requiert aussi une lutte continuée contre les discriminations à base ethno-raciale ou religieuse, notamment dans l’accès à l’emploi ou au logement. Mais il refuse de recourir à la discrimination positive (« affirmative action »), machine à produire de l’injustice au nom des bons sentiments. On ne saurait combattre une injustice par une autre injustice.
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Le devoir de vigilance antiraciste doit inclure la vigilance envers les dérives et les délires qui menacent les antiracistes eux-mêmes, seraient-ils mus par de bonnes intentions. Ce n’est pas avec des citoyens-militants aveugles et sectaires qu’on peut faire vivre une nation républicaine. L’aveuglement et le fanatisme idéologiques, qui divisent, conflictualisent et engendrent de faux débats interminables, sont les pires ennemis d’une démocratie forte. Le risque est aujourd’hui de voir naître un nouveau « conflit des deux France », sur la base de l’opposition entre une France républicaine et une France multicommunautariste.