ENTRETIEN – Alors qu’est lancée ce mardi la 38e campagne des Restos du cœur, Patrice Douret met en garde sur l’aggravation de la précarité en France et aussi sur la situation de l’association créée en 1985 par Coluche.
Propos recueillis par Marc Landré publiés sur le site lefigaro.fr; le 20 11 2022
«On compte sur vous !» Jamais le célèbre slogan des Restos du cœur, l’association caritative créée en 1985 par Coluche, n’a autant été d’actualité. Alors qu’est lancée ce mardi la 38ème campagne de distribution alimentaire de l’organisation, son président, Patrice Douret fait le point sur l’aggravation de la situation et l’explosion de la pauvreté en France. «On n’a jamais connu ça !», explique-t-il au Figaro.
L’heure est si grave que la pérennité des activités déployées par l’association est remise en cause. Tout est critique : les stocks alimentaires, le soutien des partenaires, le niveau des dons ou encore l’investissement des 70.000 bénévoles. L’an dernier, les Restos du cœur ont accueilli pas moins de 1,1 million de personnes (dont 110.000 bébés de moins de 3 ans) dans leurs 2200 centres, distribué 142 millions de repas et eu 1,9 million de contacts (maraudes…) auprès des gens de la rue.
L’activité des Restos du cœur ne se limite pas qu’à la seule distribution alimentaire. Elle va bien au-delà. Ainsi, l’an dernier, l’association a hébergé 811 personnes en urgence, accompagné 2172 personnes sur les questions budgétaires et 8723 en accès aux droits, 3109 pour l’accès à la justice ou encore 4752 dans leur recherche d’emploi, salarié 2226 personnes en insertion (avec un taux d’insertion de 50%), géré 101 ateliers et chantiers d’insertion, développé 44 centres itinérants et 687 espaces livres, accordé 668 microcrédits personnels, permis 4814 départs en vacances…
LE FIGARO.- Dans quel état d’esprit êtes-vous alors que vous lancez ce mardi la 38e campagne de distribution alimentaire des Restos du cœur?
Patrice DOURET.- Je n’ai pas l’antériorité des plus anciens dans l’association mais, de l’avis de tous, la situation que nous vivons aujourd’hui est à bien des égards inédite. On n’a jamais connu ça ! La raison est simple: elle tient à l’aggravation et à l’accélération de la précarité en France. Et ce alors que plane une terrible incertitude sur les mois à venir en raison de la guerre en Ukraine, loin d’être terminée, et de l’envolée de l’inflation, qui semble durable également. Mais je tiens à préciser que, malgré les difficultés que cette situation engendre, nous ne baissons pas les bras et nous gardons le sourire.
Pourquoi êtes-vous si inquiet ? Vous avez traversé tant de crises, à commencer par la pandémie de Covid-19, qu’on croit les Restos inébranlables…
C’est vrai, depuis leur création, les Restos du cœur vont de crise en crise mais les deux qui se succèdent depuis deux ans sont si violentes qu’elles ont un impact très fort et surtout dangereux pour la pérennité de l’association: la crise sanitaire qui a eu un effet ravageur et la crise d’inflation qui a déjà fait bondir de 12% le nombre de personnes accueillies depuis quelques mois sur une même période par rapport à l’an dernier. Cette dernière crise replonge dans la précarité ceux qui avaient réussi à sortir la tête de l’eau et entraîne ceux qui étaient à deux doigts de basculer. Elle se cumule aussi avec la crise climatique que l’on a connue cet été avec les inondations, la sécheresse, la canicule… dont on commence seulement à mesurer les premiers effets.
Je vous donne deux exemples de l’impact de ces deux crises qui se succèdent sur les Restos. Nous achetons 35% de tout ce que nous distribuons et, avec l’inflation, nos factures d’achat de produits alimentaires et de première nécessité ont à date explosé, de l’ordre de 15% à 20% selon les produits. Avec 142 millions de repas distribués par an, vous imaginez l’ampleur de la hausse de nos factures. C’est la même chose pour nos charges de fonctionnement. Rien qu’en consommation d’électricité et de gaz, on a un surcoût sur trois ans estimé à 5,5 millions d’euros, que nous avons réussi, en mutualisant notre fournisseur, à réduire de moitié. On parvient à limiter la casse mais ce sont autant de ressources en moins pour nos actions sociales.
Ça fait donc beaucoup d’inconnues pour les mois à venir. Et si on ne sait pas le niveau de l’aide que nous devrons proposer demain, on sait d’ores et déjà qu’il sera en forte hausse et qu’on va accueillir plus de monde dans nos centres de distribution. Notre situation est fragile: il suffirait d’une crise de plus pour qu’on bascule dans la zone critique. Pour l’instant, on prend nos responsabilités et fait face à la situation. Il est notamment hors de question que l’on demande une participation, même symbolique, aux bénéficiaires des Restos pour pouvoir avoir accès à nos services. On va continuer à faire attention et avoir une politique rigoureuse dans notre gestion. Mais une chose est sûre: on ne vit que de la générosité et seul, on ne tiendra pas.
Vous avez petit à petit relancé depuis un an les multiples services annexes à la distribution alimentaire (le soutien à la recherche d’emploi, l’insertion, l’accompagnement budgétaire ou scolaire, la coiffure, les sorties cinéma, l’aide à l’accès aux droits, les cours de cuisine ou de français…) que vous aviez dû arrêter pendant la pandémie. Où en êtes-vous aujourd’hui? Vous êtes 100% opérationnels comme avant?
Triste souvenir… Au moment de la crise du Covid, nous avons dû mettre à l’abri une partie de nos 70.000 bénévoles (beaucoup sont retraités et étaient donc à risque) et respecté les règles sanitaires pour limiter la propagation du virus et protéger nos équipes. On a donc dû arrêter la majorité de notre activité au-delà de l’aide alimentaire. On l’a aujourd’hui remise en place partout où c’est possible, parfois avec des difficultés quand on a dû adapter par exemple les locaux et les entrepôts aux nouvelles normes sanitaires, mais tous nos services refonctionnent aujourd’hui. Mais la crise actuelle pourrait changer à l’avenir la donne…
C’est-à-dire ?
La crise a un effet non négligeable aussi sur nos bénévoles qui doivent parfois se déplacer et faire beaucoup de kilomètres en voiture pour se rendre sur les lieux de l’association où ils officient. Des formateurs nous disent par exemple ne plus avoir les moyens d’aller dans les centres où ils accueillent des stagiaires, ou des prospecteurs pour aller chercher des produits locaux dans nos territoires. Il ne faut pas l’oublier mais les crises frappent aussi les bénévoles. Le risque existe donc qu’on ne puisse plus assurer l’ensemble des services actuellement déployés faute de moyens humains. Et on a donc clairement besoin d’un coup de pouce, une mesure fiscale, pour alléger la facture de nos bénévoles.
Le bénévolat – et c’est valable tant pour les Restos que toutes les autres associations en France – ne peut pas tenir sans ces personnes qui donnent de leur temps pour faire tourner la machine. On ne peut pas leur demander, par exemple pour se déplacer, de dépenser un argent qu’ils n’ont pas ou dont ils manquent cruellement. Patrice Douret
À quoi pensez-vous ?
Le bénévolat – et c’est valable tant pour les Restos que toutes les autres associations en France – ne peut pas tenir sans ces personnes qui donnent de leur temps pour faire tourner la machine. On ne peut pas leur demander, par exemple pour se déplacer, de dépenser un argent qu’ils n’ont pas ou dont ils manquent cruellement. Le gouvernement doit donc leur envoyer un signal fort en transformant la réduction d’impôt existante (66% des frais engagés dans la limite de 20% du revenu imposable) en crédit d’impôt pour les bénévoles non imposables.
J’ai bien conscience que c’est une dépense publique, que nous avons estimée à 100 millions d’euros par an et que les deniers de l’État ne sont pas extensibles. Mais c’est avant tout un investissement social qui peut permettre aux associations de continuer de fonctionner et de mieux faire face aux crises qui touchent les plus démunis.
Ça fait longtemps que vous demandez la transformation de cette réduction fiscale en crédit d’impôt. Que vous répondent les pouvoirs publics, et notamment le ministère des Finances ?
Rien. On a sensibilisé tous les candidats à la présidentielle sur le sujet, enchaîné les rendez-vous pour plaider notre cause… On a même réussi à faire voter un amendement en ce sens dans le projet de budget 2023 mais il n’a pas été retenu dans la version du texte soumis à l’adoption avec l’article 49-3. J’insiste sur cette disposition car je ne veux pas refermer des activités par manque de moyens humains pour les mettre en œuvre ou ne pas augmenter nos actions pour cette même raison. Car, devant les bénévoles, il y a des bénéficiaires qui attendent un service et une réponse à leurs besoins.
Je pense notamment à la question de la petite enfance sur laquelle nous avons décidé d’investir fortement ces trois prochaines années pour casser le berceau de la pauvreté dès les 1000 premiers jours de vie. Le problème devient crucial car les Restos accueillent 25% des bébés nés dans une famille pauvre en France, que nous avons connu une hausse de 25% ces derniers mois en comparaison à la même période l’an dernier. Ce sont principalement des bébés appartenant à des familles monoparentales, très généralement des mamans seules, qui souffrent fortement de la hausse des prix déjà élevés au départ sur tous les produits petite enfance.
D’ailleurs, si un distributeur de couches ou de lait infantile lit cette interview, qu’il nous contacte car nous sommes à la recherche de partenariats forts sur ces produits essentiels… On a déjà 400 centres aujourd’hui estampillé petite enfance et nous avons l’ambition d’en mettre en service 1900 d’ici trois ans pour pouvoir accompagner également les mamans pendant que l’on prend en charge leurs bébés.
À combien se monte ce projet ?
On l’a évalué l’an dernier, avant la crise d’inflation, à 12 millions d’euros sur trois ans et nous sommes plus probablement aujourd’hui autour d’une note qui s’élève à 15 millions d’euros. Et on ne veut absolument pas avoir à réduire la voilure sous prétexte que l’on manque de ressources, que ce soit financières ou bénévoles, pour mettre en œuvre de projet majeur pour l’avenir. Ces bébés ne doivent pas être les adultes accueillis demain.
Quel est le profil du public que vous aidez dans vos 2200 lieux d’accueil en France ?
Je rappelle que l’accueil aux Restos du Cœur est inconditionnel et qu’on ne sélectionne pas les bénéficiaires ni d’ailleurs ne leur demande une quelconque participation financière. Le public est plutôt jeune (40% ont moins de 18 ans et 51% moins de 25 ans), souvent primo parental ou vivant seul, en recherche d’emploi mais très éloigné du marché du travail. Ils sont en urgence absolue permanente et font des choix compliqués en permanence pour s’en sortir et trouver des solutions. En quelques mois, ils sont passés de sacrifices de «tout ou rien» à «pas grand-chose ou rien» tellement leur «reste à vivre» est faible qu’il n’y a aucune place à l’imprévu. Aujourd’hui, 60% des bénéficiaires des Restos vivent sous le seuil de pauvreté en France, contre 50% l’an dernier.
Si un distributeur de couches ou de lait infantile lit cette interview, qu’il nous contacte car nous sommes à la recherche de partenariats forts sur ces produits essentiels… Patrice Douret, pdt des Restos du Cœur
L’an dernier, vous vous alarmiez de l’inquiétante montée de vos activités de rue, notamment de maraudes, suite à la crise sanitaire. La situation s’est-elle améliorée ?
C’est un de nos grands sujets de préoccupation. On a vu apparaître de nouveaux publics, notamment des travailleurs précaires, qui ne venaient pas dans les centres de distribution traditionnels mais ont décidé de se rendre dans des points itinérants. Ils sont toujours là et en forte augmentation même. On n’a pas encore de données précises mais nos équipes de maraude nous font remonter l’information qu’ils voient de plus en plus de femmes et d’enfants dans le besoin, mais aussi de plus en plus de personnes qui ont un problème d’accès aux droits et d’isolement physique aggravé par les prix du carburant, produit de luxe pour les plus démunis.
On a en cours ou en projet 44 centres itinérants pour aller à la rencontre des bénéficiaires, notamment dans les zones blanches et rurales reculées. Mais là encore, la crise complexifie leur déploiement tant sur le plan humain que sur le plan matériel avec des livraisons de camions qui sont sans cesse retardées.
Manquez-vous de bénévoles ?
Pour l’heure non, car nous restons sur un niveau de 70.000 bénévoles permanents, qui se renouvellent régulièrement avec l’arrivée de nouvelles générations qui remplacent ou complètent les anciennes, et sans compter les 27.000 bénévoles occasionnels qui viennent aux Restos du Cœur de temps en temps pour filer un coup de main. Mais je ne garantis pas que cela reste toujours comme cela compte tenu de la violence de la crise que l’on traverse.
Et vos réserves alimentaires ?
On a la chance d’avoir une excellente logistique qui déploie actuellement des circuits de distribution territoriaux plus efficaces, donc on n’a pas de problème particulier sur le sujet si ce n’est des retards récurrents de livraison du fait de la tension sur les métiers de chauffeurs. La collecte lors de notre week-end de mobilisation en mars dernier s’est très bien passée, on a battu notre record avec 8700 tonnes de produits récupérés – et on vise les 9000 tonnes en mars 2023, même si c’est très loin et qu’on manque de visibilité sur le sujet.
Où en sont vos ressources financières ? Les dons cette année sont-ils à la hauteur des besoins ?
Nos ressources sont stables, on ne note pas de baisse des dons même si la campagne 2022 d’appel aux dons est concentrée sur les mois de novembre/décembre, et donc est en cours. On a toujours besoin de la générosité du public. Je le répète mais on ne tiendra cette année, et plus encore que les années précédentes, que grâce à celles et ceux qui nous font confiance et nous apportent leur aide.
On a toujours besoin de la générosité du public. Je le répète mais on ne tiendra cette année, et plus encore que les années précédentes, que grâce à celles et ceux qui nous font confiance et nous apportent leur aide. Patrice Douret
Comment s’annonce le prochain show des Enfoirés, en janvier à Lyon, dont les recettes de billetterie des concerts, des ventes de CD, DVD et autres produits dérivés représentent 10% des revenus annuels des Restos du cœur ?
Le spectacle 2023 des Enfoirés s’annonce bien, surtout après celui de 2022 à Montpellier. On a en effet dû prendre la décision, une semaine avant d’arriver sur place, de supprimer la présence du public, donc de faire la série de concert à huis clos, c’est une perte sèche de 4 millions d’euros, l’équivalent de 4 millions de repas. Nous n’avons reçu aucune compensation à cette perte, même partielle, ni même réponse du ministère à notre demande de prise en charge d’une partie du manque à gagner généré par une décision sanitaire, certes compréhensible, mais prise quelques jours seulement avant le début des concerts.
On espère donc que tout se passera bien à Lyon et les 42.000 places, toutes assises, sont parties en 24 heures le jour de leur mise en vente. L’organisation et la logistique sont simplement plus tendues que les années précédentes du fait de l’inflation. Une partie de nos 150 partenaires sur le spectacle des Enfoirés nous ont déjà indiqué qu’il ne pourrait pas nous accompagner à la hauteur de ce qu’ils faisaient auparavant. Rappelons que les Enfoirés, c’est un spectacle exceptionnel, unique au monde mais c’est surtout une part importante de notre budget au service de nos missions. Et nous en avons bien besoin, vous l’aurez compris!