Trop de personnes parmi les plus défavorisées sont privées de la protection sociale dont elles devraient bénéficier, analyse, dans une tribune au « Monde », le rapporteur spécial de l’ONU sur les droits humains et l’extrême pauvreté. Il propose quelques pistes pour « colmater ces brèches » qui expliquent ce phénomène du « non-recours aux droits ». tribune par Olivier De Schutter publié sur le site lemonde.fr le 23 06 2022
« La protection sociale est censée être l’ultime rempart contre l’exclusion sociale et la pauvreté. Elle a été mise sur pied pour accompagner l’industrialisation, afin de garantir la cohésion sociale et d’aider les perdants du marché. Et pourtant, des millions de personnes de par le monde ne bénéficient pas des programmes d’aide auxquels elles ont droit, que ce soit pour accéder à un logement décent, aux soins de santé, à un revenu minimum ou aux allocations familiales.
En Europe, le phénomène du « non-recours aux droits » est loin d’être marginal. En République tchèque, pas moins de 40 % des ménages ne recevaient pas les allocations familiales auxquelles ils ont droit (selon une étude de 2017), et ce taux était de 83,4% pour les aides au logement. En Belgique, une étude de 2011 estimait qu’entre 57 % et 76 % des personnes devant normalement bénéficier du revenu d’intégration sociale en étaient privées. En France, la Cour des comptes estimait, dans un rapport paru en janvier, que « le RSA [revenu de solidarité active] bénéficie insuffisamment aux personnes auxquelles il est destiné, avec des taux de couverture d’environ 70 % pour le volet allocation et de 40 % pour le volet accompagnement », et Médecins du monde, dans l’édition 2019 du rapport annuel de son Observatoire de l’accès aux droits et aux soins, évaluait à 78,8 % la proportion des personnes qui, bien qu’ayant théoriquement droit à la couverture maladie, n’en bénéficiaient pas. Et ainsi de suite.
Incompétences numériques
Dans un rapport que je présente en juin au Conseil des droits humains de l’ONU, j’analyse pourquoi la protection sociale échoue parfois à protéger justement les individus et les ménages les plus défavorisés, et je propose des pistes afin de colmater ces brèches. Le phénomène du non-recours aux droits, compte tenu de son ampleur, vide la protection sociale d’une partie de son efficacité. Il implique que les prestations sociales ne bénéficieront parfois pas précisément aux personnes qui en ont le plus besoin : ce sont les ménages les plus précaires qui éprouvent le plus de difficultés à s’informer quant à leurs droits, à surmonter la méfiance des services sociaux, à réunir la longue liste des certificats requis ou à remplir des formulaires en ligne. Il en résulte que la protection sociale est moins efficace à réduire la pauvreté et les inégalités.
Une enquête à paraître des Nations unies menée auprès de services sociaux, d’administrations publiques, d’experts et d’organisations de la société civile révèle qu’en Europe, l’illettrisme et les faibles compétences numériques sont perçus comme les causes principales du non-recours aux droits. Même quand les personnes sont informées de l’existence d’un dispositif social, elles se retrouvent souvent confrontées à une complexité administrative labyrinthique (amplifiée avec la numérisation), à des conditions impossibles à remplir, et à des formes insidieuses de discrimination et de maltraitance institutionnelle.
Parmi les multiples causes du non-recours aux droits, la peur joue un rôle capital, et souvent sous-estimé. Une autre étude, menée en Angleterre, montre que certaines familles en situation de pauvreté estiment qu’il est trop risqué de demander une aide médicale. Elles craignent de voir leurs revenus réduits ou supprimés (par exemple si un conjoint participe aux frais du ménage). Elles redoutent de se sentir jugées. Elles ont l’angoisse de se voir retirer la garde des enfants. La méfiance des personnes en difficulté envers les services sociaux, que l’on retrouve dans de nombreux pays, incite certaines d’entre elles à rester « sous le radar », et à ne pas demander le soutien auquel elles ont droit, pourtant, et dont elles ont besoin.
Pour certains, c’est leur statut qui fait obstacle à ce qu’ils réclament le bénéfice de certaines prestations. Les migrants sans papiers craignent l’arrestation et le renvoi, et renoncent dès lors à réclamer la protection à laquelle ils ont droit, se plaçant à la merci de réseaux d’exploitation – alors qu’un accès au travail formel leur permettrait de contribuer à la sécurité sociale du pays où ils vivent. Les travailleurs et travailleuses informels redoutent que réclamer ses droits entraîne la perte de l’emploi et l’obligation de payer des arriérés de taxes et de cotisations sociales.
Vision comptable
Le « non-recours aux droits » explique l’écart considérable entre la protection sociale telle qu’elle est stipulée dans les textes et la jouissance effective des droits sociaux par ses bénéficiaires. Il est le résultat d’une vision étroitement comptable de la protection sociale, qui voit celle-ci comme un coût, et les bénéficiaires comme des fraudeurs potentiels, à qui l’on doit réclamer toujours plus de papiers et dont on doit exiger le respect de toujours plus de conditions – alors qu’il faudrait la voir plutôt comme un investissement pour des sociétés plus solidaires et résilientes face aux chocs, dans l’intérêt de l’ensemble de leurs membres. Les services sociaux eux-mêmes souffrent de cette situation : ils ont vocation à aider, mais ils se retrouvent trop souvent à veiller au respect de conditions absurdes, voyageant entre Courteline et Kafka, pour éviter les abus – excluant en définitive celles et ceux pour qui l’aide est la plus vitale.
La lutte contre le non-recours aux droits doit devenir une priorité politique pour l’Europe dans son ensemble. Elle suppose de mettre en œuvre des programmes d’information ciblés visant les personnes les plus marginalisées. Elle exige de simplifier les procédures et d’accompagner les personnes ne pouvant effectuer des démarches en ligne. Elle implique surtout d’associer les personnes qui vivent dans la pauvreté à la conception, au contrôle et à l’évaluation des mesures qui leur sont destinées. Ces personnes connaissent mieux que personne les obstacles : c’est avec elles que nous pourrons les lever.
Olivier De Schutter est rapporteur spécial de l’ONU sur les droits humains et l’extrême pauvreté. Professeur à l’Université catholique de Louvain et Sciences Po, il a enseigné précédemment à l’université Columbia, à Berkeley et à Yale. Il est également coprésident du Groupe international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food).