Au rythme du martèlement des cuillères sur les casseroles, plusieurs centaines de militantes féministes, des femmes et hommes de tout âge ont manifesté sur l’avenue Habib Bourguiba à Tunis, ce samedi 30 novembre. Ce cortège, inscrit dans le cadre d’une campagne de seize jours contre les violences faites aux femmes, arborait en guise d’armes symboliques, des balais brandis à bout de bras et des pancartes très explicites clamant « A bas le patriarcat », « Basta », ou encore, « Nous voulons une vraie égalité, pas seulement sur le papier ».
article de Lilia Blaise; correspondante à Tunis, publié sur le site lemonde.fr, le 1 12 2019
Des messages clairs à l’issue d’une année 2019 bien peu clémente pour les femmes tunisiennes. A l’instar du drame d’avril dernier, les accidents continuent à tuer en silence des ouvrières agricoles. En novembre, encore, une femme a été écrasée par un camion faisant marche arrière. Et ce n’est pas tout. Ces trois dernières semaines, huit cas de féminicides ont été enregistrés.
Le milieu politique immobile
Alors que ces drames ponctuent la vie quotidienne du pays, le monde politique, lui, n’a pas changé d’agenda. D’une part, la loi sur l’égalité dans l’héritage proposée par Beji Caïd Essebssi n’a pas été discutée au parlement ; et puis, les faits divers s’enchaînent. Ainsi, durant l’entre-deux tour de la présidentielle, un nouveau scandale a éclaté lorsqu’un député a été surpris en flagrant délit de harcèlement sexuel sur une lycéenne. Si l’événement a déclenché une vague de soutien à la victime avec la montée du mouvement #EnaZeda, le #Metoo tunisien, l’affaire traîne encore en justice… Et cette semaine encore, un rappeur de renom Klay BBJ a été arrêté après avoir appelé au viol d’une chroniqueuse télé dans une de ses chansons. Et le geste policier a déclenché une vague de soutiens masculins.
« Même si les femmes ont brisé le mur du silence en portant d’avantage plainte ou en parlant sur les réseaux sociaux à travers #EnaZeda, il y a une banalisation très inquiétante de la violence et du discours de haine comme le montre cette dernière affaire », témoigne Yosra Frawes, présidente de l’association tunisienne des femmes démocrates.
Si le rappeur a été arrêté suite à la plainte de la chroniqueuse, beaucoup de militantes s’étonnent du soutien qu’il continue de recueillir au sein de la communauté artistique et parmi les jeunes. « C’est ce qui génère l’impunité », analyse Nawrez Ellafi, l’une des activistes du mouvement #EnaZeda. « Cette polémique a fait beaucoup débat. Nous formons une communauté assez soudée, certes, mais si derrière, rien n’est fait comme dans le cas du député, à quoi ça sert ? »
Progrès très lents
Deux ans après le vote de « la loi 58 », dite loi intégrale contre les violences faites aux femmes, les progrès sont lents. D’un côté, six centres d’hébergements et de refuges ont ouvert pour les femmes victimes de violence accueillant de 900 femmes et 120 enfants. Mais de l’autre, les plaintes se multiplient, avec le dépôt de 25 000 plaintes pour violences en 2018 ; de 40 000 pour violences conjugales de 2018 à mai 2019 selon les chiffres du Ministère de la femme. par ailleurs, le numéro vert du ministère de la Femme a enregistré 6 500 appels de 2017 à aujourd’hui, sans qu’on puisse connaître le nombre de plaintes qui débouchent réellement sur un verdict favorable, puisqu’il n’y a pas de statistiques.
« Ce qui manque au final, c’est une réelle prise de conscience politique. La question des budgets pour l’application de la loi sur les violences ne figure pas dans la nouvelle loi de finances et le nouveau chef du gouvernement n’a pas écouté les femmes, ni évoqué l’égalité entre les sexes et la parité dans ses pourparlers concernant le nouveau gouvernement. Un constat valable aussi pour le président et le parlement », renchérit Yosra Frawes.
Dans les rangs de la manifestation de samedi, Dhia Fadhloum (24 ans), étudiant en cinéma originaire de Monastir aimerait que le rythme du changement s’accélère. « Depuis longtemps ici des lois protègent les femmes. Cela n’a pas empêché la société de rester en majorité patriarcale et sexiste parce que nous ne sommes jamais interrogés sur les moyens de changer les mentalités. Nous devons débattre d’avantage de ces questions », estime le jeune homme.
Lilia Blaise (Tunis, correspondance)