« Mes amis m’avaient dit : “La prépa, c’est pour les riches” »

Après sa terminale L à Vitry-sur-Seine, Noâm s’est inscrit en classe préparatoire littéraire à Paris. Deux années qui l’ont amené à fréquenter un autre milieu social, et à réfléchir sur son identité.

La « voix e de l’orientation », chronique publiée le 26 11 2018 est un partenariat entre Le Monde Campus et la zone d’Expression Prioritaire  

Voix d’orientation.  Aujourd’hui, Noâm, 20 ans, étudiant originaire de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), passé par deux années de classe préparatoire.

Quand mon prof principal de terminale L m’a suggéré d’inscrire des classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) littéraires dans mes vœux d’orientation, je n’ai pas pu m’empêcher de froncer les sourcils. J’étais un élève plutôt bon, capable d’accepter la pression et plutôt ambitieux : j’avais le profil, selon lui. Mais voilà, je viens de Vitry-sur-Seine, une ville populaire du Val-de-Marne. Là-bas, généralement, ce sont les études professionnelles et l’UPEC [l’université Paris-Est, à Créteil] qu’on nous propose. Je ne savais pas à quoi m’attendre, mais il m’a suffi d’entendre que c’était « le meilleur choix possible pour un L » pour que je décide de suivre son conseil.

Dès ma rentrée en prépa, dans ce nouveau lycée parisien, j’ai compris que j’entrais dans un nouveau monde. Celui des livres à 50 euros, des visites à faire dans des musées pour « seulement 20 euros »… Toute ma bourse y passait. Mes amis me l’avaient dit :« La prépa, c’est pour les riches, les fils de et compagnie. » Les élèves étaient différents de ceux que j’avais fréquentés jusqu’ici. Il y avait des provinciaux, généralement aisés, installés dans des studios à Paris. Et des Parisiens venant des beaux quartiers. Il y avait aussi des banlieusards, mais issus de communes riches comme Vincennes ou Neuilly-sur-Seine.

« On m’assimilait à des tas de stéréotypes »

J’ai découvert alors que j’étais perçu comme un « banlieusard ». Etre un banlieusard, que l’on soit de Bobigny, d’Evry ou de Vitry-sur-Seine, c’est être constamment vu comme quelqu’un de « moins important »« moins poli ». On m’assimilait à des tas de stéréotypes véhiculés par la télévision. Les élèves véhiculaient des clichés sur la banlieue ou avaient des réflexions déplacées qui m’irritaient.

Quand je leur parlais de l’endroit d’où je venais, j’avais l’impression d’évoquer un monde imaginaire. Je parlais de ma ville pour affirmer mon appartenance et me démarquer. « Vitry capitale européenne du graffiti »« ville importante du 94 » : tous les moyens étaient bons.

On associait mon département essentiellement au rap : « Ah ouais Vitry ! Je connais, j’ai vu Kery James à la Fête de L’Huma… » Il est d’Orly, mais je ne préférais ne rien dire. Un élève avait trouvé drôle de qualifier notre établissement des années 1960 de « logement social », lui qui vivait paisiblement dans le 11e arrondissement de Paris. La goutte d’eau, c’est quand on m’a demandé si je connaissais un bon dealer, moi qui n’ai jamais touché à aucune drogue. J’étais aussi le seul à être d’origine arabe, et avec une religion. Et beaucoup de mes camarades n’hésitaient pas à critiquer haut et fort les religions.

On me reprochait de « changer »

Bref, tout était en décalage avec ce que j’avais connu avant. Ma vie avait radicalement changé. Paris, avant, c’était pour les sorties entre amis. Désormais, j’y allais tous les jours. Le trajet pour aller à la prépa durait une heure (au mieux). Le RER C, le tramway et leurs nombreux contretemps sont devenus mon quotidien. Mon emploi du temps était chargé, et quand je rentrais chez moi, à 20 heures, je préférais me changer les idées devant un jeu vidéo FIFA plutôt que poursuivre ma journée de travail. Aller voir mes amis du quartier devenait un parcours du combattant : « Samedi, je fais une soirée, t’es dispo ? » Toujours la même réponse : « Non, j’ai un devoir sur table et il faut que je révise. »

Sans surprise, on m’invitait moins, on me reprochait de « changer », d’oublier d’où je venais. Je n’arrivais pas à jongler entre ma vie de banlieusard et celle d’étudiant fréquentant « l’élite de l’éducation nationale ». Peu à peu, je me suis intéressé à mes camarades de prépa, ceux que je considérais comme des « fils à papa », des « riches » sans aucun mérite qui se vantaient de leurs voyages autour du monde. Contrairement à mes idées reçues, ils n’étaient pas tous des enfants gâtés méprisants. Certains connaissaient même des difficultés similaires aux miennes. Et on vivait tous la même galère de la prépa, et ça, quel que soit notre milieu, cela ne pouvait que nous rapprocher.

En sortant de ces deux années d’hypokhâgne et de khâgne, je me suis inscrit en L3 de lettres et sciences humaines à l’université de Paris-Nanterre. J’ai compris que ce que je voyais comme un décalage douloureux a été aussi pour moi un important moment d’ouverture. J’y ai appris de nouvelles choses. Je ne garde pas de très bons souvenirs de la classe préparatoire sur le plan éducatif. Mais je n’ai pas honte de dire que le banlieusard que je suis y a gardé quelques codes et quelques amis.