Procès des Maraudeurs « Les frontières sont devenues des espaces de non-respect des droits humains pour des enjeux politiciens »

Dans une tribune au « Monde », Didier Fassin, anthropologue, François Héran, sociologue, et Alfred Spira, professeur honoraire de santé publique, dénoncent les procès intentés à ceux qui viennent en aide aux réfugiés. Ils estiment que l’Etat « bafoue ses propres valeurs, à commencer par le principe de fraternité ».

tribune publiée sur le site lemonde.fr, le 26 05 2021

Tribune. Le 22 avril, deux maraudeurs solidaires comparaissaient devant le tribunal de Gap (Hautes-Alpes) pour « aide à l’entrée en France de personnes en situation irrégulière », après avoir été interpellés le 19 novembre 2020 dans la montagne alors qu’ils étaient en train de porter secours à une famille afghane qui venait de franchir la frontière avec l’Italie. La décision des magistrats a été mise en délibéré au 27 mai.

Ce même jour, à Grenoble, aura lieu le jugement en appel des « sept de Briançon »condamnés le 13 décembre 2018 en première instance à des peines allant de six à douze mois d’emprisonnement, dont quatre ferme dans ce dernier cas. Ils étaient accusés d’avoir « facilité l’entrée de personnes illégales sur le territoire français » lors d’une manifestation organisée le 22 avril 2018 par des citoyens du Briançonnais pour dénoncer les violences commises à l’encontre de migrants par le groupuscule d’extrême droite Génération identitairedissous depuis lors, et dénoncer la militarisation croissante des frontières.

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Depuis cinq ans, des hommes, des femmes, des mineurs isolés, des familles avec des nourrissons et des enfants s’efforcent de franchir la frontière par le col de Montgenèvre, à 1 800 mètres d’altitude, au péril de leur vie. Ils fuient souvent des guerres et des violences dans la zone sahélienne, la Corne de l’Afrique ou le Moyen-Orient. Ils sont partis depuis plusieurs années, traversant le Sahara et la Méditerranée pour les uns, en suivant la route des Balkans pour les autres, affrontant les attaques de réseaux mafieux, les exactions des polices, les brutalités des milices, les prisons de Libye et les camps de Grèce. Ils sont prêts à prendre tous les risques pour aller jusqu’au bout d’un périple au cours duquel ils ont déjà vu mourir des compagnes et compagnons d’infortune.

Eviter des accidents, sauver des vies

Lors des premiers passages, des habitants des vallées voisines ont découvert ces exilés traversant la montagne dans la neige sans équipement, souffrant de gelures sévères obligeant à des amputations ou victimes de traumatismes provoqués par des chutes sur des pentes dangereuses. Gens de montagne, ils ne pouvaient rester les bras croisés devant de tels drames. Ils ont organisé des maraudes, c’est-à-dire sillonné les abords français des cols de l’Echelle et de Montgenèvre, au-dessus de Briançon, pour réduire les risques encourus par des personnes perdues dans la montagne. Ils ont ainsi évité des accidents, sauvé des vies et accueilli dignement des personnes.

En réponse à cette situation, le gouvernement a renforcé le dispositif policier aux frontières et mobilisé des unités militaires pour empêcher le passage des émigrés et l’activité d’hospitalité des maraudeurs. Cela a eu pour conséquence de rendre la traversée des frontières encore plus dangereuse pour les exilés, dont cinq au moins sont morts ces dernières années, et de fragiliser le travail des maraudeurs que contrôles, contraventions, auditions et procès visent à intimider.

Répression sur les maraudeurs

Cette double pression est aussi inefficace que violente. Les acteurs institutionnels, de la préfecture à la police, le reconnaissent : les personnes qui le décident finissent toujours par passer. A mesure que la répression s’abat sur les maraudeurs, les effectifs de volontaires pour porter secours en montagne, y compris des professionnels de santé, s’accroissent. Au demeurant, le nombre d’exilés empruntant ce col n’est pas important : chaque année, 2 000 à 3 000 personnes passent à Briançon dans l’espoir de poursuivre leur route vers Paris, l’Allemagne ou l’Angleterre. Le déploiement de la force publique et le recours au « délit de solidarité » n’ont qu’une fonction toute symbolique, visant à montrer et faire savoir que l’Etat agit.

Mais l’Etat n’est pas monolithique. Dans sa décision du 6 juillet 2018, le Conseil constitutionnel a consacré le « principe de fraternité » pour protéger celles et ceux qui portent une assistance désintéressée à des personnes en situation irrégulière, ce qui, au regard de la loi française, n’est pas un délit.

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Aujourd’hui, le paradoxe est donc le suivant. Chaque jour, des agents de l’Etat violent la loi qu’ils sont censés faire appliquer. Comme le relève un rapport sénatorial, les demandes d’asile que les exilés souhaiteraient déposer à la frontière sont rarement enregistrées. Des témoignages bien documentés montrent que des mineurs non accompagnés sont refoulés, ce pour quoi les tribunaux administratifs ont, à plusieurs reprises, condamné l’Etat. Des vols et violences maintes fois signalés par les migrants ont donné lieu à des procès sans pour autant faire l’objet de sanctions administratives. Quant aux accusations portées contre les maraudeurs, elles reposent sur de fausses déclarations de présence sur le territoire italien, comme nous avons pu le constater. Certains membres des forces de l’ordre ne nous ont pas caché leur malaise face à ces violations du droit qui portent atteinte à la dignité et aux droits des personnes.

Discours sécuritaire et de xénophobie

Ce qui se joue au col de Montgenèvre est l’illustration d’un phénomène plus large qui mine aujourd’hui les valeurs de l’Europe. Dans un contexte de discours sécuritaire et de xénophobie de plus en plus ouverte, les frontières sont devenues, loin des regards, des espaces de brutalisation des exilés et de non-respect des droits humains, pour des enjeux politiciens.

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Les hommes et les femmes qui mettent chaque jour en œuvre l’obligation légale de porter assistance à toute personne en danger le font dans le strict respect de la loi. Ils le font au nom du principe constitutionnel de fraternité. Ils le font parce que toutes les vies ont la même valeur et méritent d’être traitées avec dignité.

Nous dénonçons, dans les procès intentés aux maraudeurs, une manifestation de plus de la répression qui s’abat sur les personnes en exil et sur celles et ceux qui leur portent assistance. Quand l’Etat bafoue ses propres valeurs, à commencer par le principe de fraternité, il revient aux citoyens de les préserver. Eleonora, Mathieu, Bastien, Lisa, Théo, Juan et Benoit ne sont pas plus des criminels que Thibaud et Alex. Ils sont l’honneur de la société française. Ils ne doivent pas être condamnés.